163 Vues
Enregistrer

French Connection : les Corses, Marseille et l’héroïne

Publié le 12/10/2016 (m.à.j* le 26/02/2020)
4 commentaires

La French Connection, qu’est-ce que c’est ?

Dans un article publié dans le n°115 de la revue Vingtième Siècle, l’historien Alexandre Marchant tente de répondre à la question. Dans cette étude, rare sur le sujet, l’historien démonte les mythes qui sont associés à ce nom.

L’enquête est passionnante et une vérité demeure :

De l’après-guerre jusqu’au milieu des années 1970, la French Connection fut, entre les mains de la mafia corse de Marseille, la principale filière de fabrication et de trafic d’héroïne au plan mondial. 

 

Qu’est-ce que la French Connection ?


french connection film affiche

French Connection. Ce nom appartient presque au mythe. En 1971, le film éponyme de William Friedkin, lauréat de 5 oscars du cinéma, fait entrer ces Corses de Marseille dans la légende mondiale de la mafia.

Il retrace l’histoire de deux policiers américains, Sony Grosso et Eddie Egan qui découvrent, en 1962, 50kg d’héroïne dans la voiture d’un animateur de l’ORTF, Jacques Angelvin.

L’imagination s’emballe. 

Dans les esprits, la French Connection devient le nom d’une gigantesque multinationale du crime dirigée par des parrains corses qui a prospéré dans le Marseille de l’après-guerre.

 

De la fiction à la réalité, que reste-t-il ?

Heroine french connection

De l’après-guerre au milieu des années 1970, c’est en effet en Provence, dans des laboratoires cachés de l’arrière-pays, qu’est raffiné et transformé l’opium des champs de pavot de Turquie et du Proche-Orient.

Dans cette industrie, les Français sont réputés être les meilleurs. Leur produit se distingue par sa très grande qualité. Jo Cesari, mafieux aux doigts d’or, est connu comme l’un des meilleurs raffineurs d’héroïne au monde. Le chimiste François Scapula disait :

C’est comme la bouillabaisse, il faut avoir le truc ! 

Le commerce est simple. Au Proche-Orient, des trafiquants détournent vers Marseille la production légale d’opium pour la morphine. Certaines années, le crime s’accapare 8 à 9% des stocks. 

L’ « or blanc » de très grande qualité est ensuite exporté de Marseille vers les États-Unis. Toutes les caches possibles sont utilisées, de la valise à double fond aux parois de voitures, en passant bien sûr par les navires. 

En 1967, Andrew Tartaglino, directeur adjoint du BNDD (Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs), l’ancêtre de la DEA (Drug Enforcement Administration), fait une déclaration fracassante :

La France a été identifiée comme la source de plus de 75% de l’héroïne consommée par nos toxicomanes.

75%. Le chiffre est impressionnant. La France est le leader mondial d’un secteur de production singulier.

 

Une brève histoire de la French Connection


 

De Carbone et Spirito aux frères Guérini

Dans les années 1930, un Corse, Paul Carbone et un Italien, François Spirito, organisent le crime à Marseille. Ils mettent en place la première première filière de transformation d’opium à destination des États-Unis. Liés à la Gestapo pendant la guerre, leur commerce périclite après 1945. Carbone est assassiné, mais Spirito parvient à survivre.

Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les frères Guérini qui prennent le contrôle du milieu. Résistants contre l’occupant allemand, ils se lient pendant la Libération à un autre résistant au destin national : Gaston Defferre (1910 – 1986), futur ministre l’intérieur socialiste et surtout, maire emblématique de Marseille de 1953 à 1986.

Celui-ci, sans être complice, fermera régulièrement les yeux sur leur trafic en échange de quelques coups de main au service d’ordre, ou pour coller des affiches.

La CIA se serait elle aussi mêlée au trafic. C’est la guerre froide. Les organisations du milieu semblent être des partenaires très convenables aux yeux de l’agence américaine pour lutter contre l’influence des syndicats communistes. 

 

Quand Lucky Luciano fait un appel d’offre, les Corses répondent

french connection lucky luciano
Lucky Luciano, 1936 | Wikimédia Commons

En 1951, c’est le tournant. L’Italie, sous pression des Américains, vote une loi anti-mafia qui gêne les activités de la Camorra. Le capo di tutti capi sicilo-américain, Lucky Luciano (1897 – 1962), ne peut plus s’approvisionner pour répondre à la demande du marché américain.

Mais les Corses sont là. Liés aux Italiens par leur héritage linguistique et culturel, ils sont en position idéale pour collaborer avec Luciano. Ils raflent tout ce que la Camorra perd : le marché, less hommes et le savoir-faire.

Les Corses et les Siciliens sont issus d’une même culture méditerranéenne où la famille, le sang et l’alliance sont les ferments d’une alternative au pouvoir central, à l’Etat …

analyse Thierry Colombié, spécialiste du grand banditisme.

Dans les années 1960, quatre organisations règnent à Marseille : celle de Dominique Venturi et de Marcel Francisci qui est derrière l’affaire Angelvin, celle de Charles Marigniani, di Lola, basée à Paris, celle de Joseph Patrizzi et Paul Mondoloni, et enfin celle des frères Aranci, toutefois démantelée au début des années 1960.

Le réseau est aussi international : Jean Venturi, installé à Montréal, s’occupe de développer des points d’appuis dans la région. Paul Mondoloni fait de même au Mexique et en Amérique du Sud.

 

L’héroïne : ennemi public n°1 des États-Unis

french connection richard nixon
Richard Nixon | Wikimédia Commons

« L’ennemi public n°1 aux Etats-Unis est la consommation de drogue ».

C’est ce que déclare Richard Nixon, 20 ans plus tard, le 17 juin 1971 à une Amérique qui combat pourtant les redoutables Vietcong au Vietnam.

Un an auparavant, des manifestants défilaient devant le consulat de France de New York aux cris de « La France fabrique de l’héroïne »,  » l’héroïne tue », « les stupéfiants viennent de France ».

John Cusack, le directeur du bureau du BNDD pour l’Europe, installé Paris, déclare en 1971 :

Actuellement, il y a dans Marseille, forts de leurs comptes en banques, de leurs relations, du respect qui les entoure, trois ou quatre gros bonnets de la drogue qui se sentent en sécurité. Ils évoluent tranquillement, soit parce qu’ils font peur, soit parce que les gens ne croient pas à leur culpabilité ou pensent que s’ils les dénoncent, ce sont eux, parce qu’ils les auront dénoncés, qui paieront les pots cassés […]. L’organisation est en place depuis longtemps. Certainement une vingtaine d’années. Elle bénéficie de nombreuses complicités, d’une connaissance du pays et de beaucoup d’argent…

Le gouvernement français est scandalisé. Ainsi, l’État français serait-il le complice d’une multinationale du crime dirigée par des Corses à Marseille, la French Connection ?

 

La French Connection n’est pas une multinationale du crime


Marseille vieux port french connection

Pour Alexandre Marchant, on a tort de considérer la French Connection comme un groupe organisé, centralisé et hiérarchisé avec, à sa tête, un parrain qui commanditait des meurtres depuis sa villa.

En réalité, le milieu marseillais est très complexe. Le trafic d’héroïne, certes très prospère, n’est qu’un élément du vaste commerce de l’ombre. Prostitution, rackets, casinos et contrebande nourrissent aussi les mafieux.

La French Connection est en fait le nom donné à un « tissu de PME de l’héroïne » plutôt qu’à une grande multinationale prête à conquérir le marché mondial de la drogue. Ces petites PME ont répondu à un appel d’offre des Siciliens de Lucky Luciano à New York. Elles sont devenues, finalement, des partenaires commerciaux de choix pour Cosa Nostra.

La French Connection s’organisent en clans rivaux, dont les sensibilités différent. Les familles étaient concurrentes et les vendettas, sanglantes, sont nombreuses. Elles ne s’associent que ponctuellement, pour préparer un « gros coup ».

Les Guérini, s’ils contrôlent le milieu, agissent surtout en juges de paix pour équilibrer le pouvoir des uns et des autres.

 

Les politiques ont-ils été les complices de la French Connection ?


Gaston Defferre french connection
Gaston Defferre | Wikimédia Commons

Certaines affaires, retentissantes, ont pu le faire croire.

En 1960, Mauricio Rosal, ambassadeur guatémaltèque au Bénélux, est arrêté par la police américaine. Il faisait passer de la morphine base et de l’héroïne dans des valises diplomatiques, de Beyrouth à Marseille, et de Marseille à New York.

Jean Venturi, lui, couvrait ses activités illicites au Canada par son métier officiel de représentant de la société Pernod Ricard, dont le directeur commercial de l’époque était Charles Pasqua (1927 – 2015).

Mais la réalité est plus complexe. Pour Alexandre Marchant, on aurait tort de croire à une véritable complicité politique qui allait au-delà de l’attitude ambigües de certains.

L’attitude ambigüe de Gaston Defferre s’expliquait par des liens forts noués pendant la Résistance avec certains hommes du milieu. Mais cette négligence complice prit fin dès 1967, lorsque Antoine Guérini fut assassiné par Marcel Franscisi.

Marcel Francisci naviguait lui-même dans les milieux gaullistes : il était conseiller général UDR de Corse du Sud et affilié au Service d’action civique, sorte de police parallèle de volontaires. Mais cette organisation n’avait rien d’officiel. Les hommes qui la composaient étaient mus par une fidélité au général, mais leur activités étaient distinctes de celles de l’État gaulliste, qui ne se mêlait pas de leurs affaires.

Bref, Alexandre Marchant résume l’affaire ainsi :

La French Connection ne fut pas une, mais multiple. Loin d’être une organisation unique, elle était une configuration née de la rencontre entre des familles corses différentes et des bandits sans scrupules issues de structures semi-privées semi-publiques, sur un marché clandestin mondial faisant intervenir des groupuscules mafieux différents, mais où les transactions étaient facilitées par les liens linguistiques ou les héritages culturels, voire coloniaux. 

 

 

La fin de la French Connection ?


Pablo Escobar french connection

Après une dizaine d’années d’efforts conjugués des polices américaines et françaises, la French Connection, telle qu’elle était connue dans les années 1960, disparaît de Marseille.

Mais cela ne signe pas sa mort. Détruire l’offre ne met pas fin à la demande.

À la fin des années 60, les États-Unis comptent déjà 300 000 toxicomanes. 

Certaines organisations survivent à la répression policière. Gaétan Zampa et Francis Vanverberghe, dit le Belge, prennent le relais des Corses. Signe de leur vigueur, ils assassinent le juge d’instruction Pierre Michel le 21 octobre 1981. Il enquêtait sur la résurgence du trafic d’héroïne, dont le centre décisionnel est situé en Sicile et en Italie du sud.

La production est rapatriée, elle, en Italie, où la législation est désormais plus clémente qu’en France. L’héroïne, en effet, était désormais raffiné à Palerme. Un des chimistes français les plus talentueux en la matière, le docteur Antoine Bousquet, y avait migré, avant d’être arrêté en 1980.

C’est un combat sans fin : le crime se déplace là où le régime juridique est le moins dangereux.

Certains bandits corses, qui ont échappé aux autorités, se délocalisent dans l’ancienne Indochine française, au Laos et au Vietnam. Là-bas, ils collaborent avec des aventuriers français locaux, restés malgré les remous de l’histoire. Héritage de la colonisation et trafic d’héroïne se mêlent.

D’autres partent vers l’Amérique du Sud. D’abord au Chili d’avant Pinochet, grand producteur, puis en Colombie, la patrie de Pablo Escobar (1949 – 1993).