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Ana Orantes, assassinée le 17 décembre 1997

Publié le 20/04/2020
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Le 17 décembre 1997, Ana Orantes (1937 – 1997), femme espagnole de 60 ans, mère de huit enfants, est battue, attachée à une chaise, aspergée de carburant et brûlée vive dans le jardin de sa maison de Cúllar Vega, près de Grenade en Andalousie, par son ex-mari, José Parejo.

Treize jours auparavant, le 4 décembre, la chaîne de télévision andalouse Canal Sur avait diffusé une émission, De tarde en tarde, au cours de laquelle Ana Orantes avait dénoncé les viols, les violences physiques et les violences psychologiques subies pendant les 40 années de son mariage. Orantes avait été réduite par son mari au statut de chose, dont la seule mission était de tenir la maison, faire la cuisine et être contrainte à des rapports sexuels. En plus des coups, donnés parfois avec un bâton, Orantes dut subir de multiples humiliations, façon pour Parejo de maintenir une emprise psychologique sur sa femme, de la convaincre qu’elle, fille d’un maçon et d’une employée de confiserie, qui n’avait pas fait d’études, ne valait pas grand chose :

Il passait toute la soirée à boire et à jouer aux cartes, ce qu’il avait toujours beaucoup aimé. Quand il arrivait à la maison, il trouvait toujours une raison de se disputer. Si la la nourriture était froide, pourquoi était-elle froide ; si elle était chaude, pourquoi était-elle chaude. La question était de me frapper. Il me jetait parfois sur une chaise et il me frappait avec un bâton, jusqu’à ce que je doive lui donner raison, parce que je n’en pouvais plus…Tout ce qu’il voulait était de me prendre par les cheveux et de me cogner contre le mur. 

(Se pasaba toda la tarde bebiendo y jugando a las cartas, que siempre le ha gustado mucho. Cuando llegaba a casa siempre encontraba un motivo de discusión. Si estaba la comida fría, porque estaba fría ; si estaba caliente, porque estaba caliente. La cuestión era pegarme. A veces me sentaba en una silla y me daba con un palo, hasta que yo tenía que darle la razón, porque no podía más… […] Toda su cosa era cogerme por los pelos y darme contra la pared.)

— 

Je ne pouvais pas respirer, je ne pouvais parler parce que je savais pas parler, parce que j’étais une analphabète, parce que j’étais une rustre, parce que je ne valais pas un clou. Je devais le supporter, supporter qu’il me donnât raclée sur raclée, raclée sur raclée. J’avais peur de lui. J’avais horreur de lui. J’étais en train de penser qu’il était 10 heures du soir et que je n’étais pas allée travailler, il me faisait trembler comme une petite fille

(Yo no podía respirar, yo no podía hablar porque yo no sabía hablar, porque yo era una analfabeta, porque yo era un bulto, porque yo no valía un duro. Yo tenía que aguantarlo, que aguantar que me diera paliza sobre paliza, paliza sobre paliza. Yo le tenía miedo. Yo le tenía horror. Yo era pensar que eran las 10 de la noche y no había venido de trabajar, ya me tenía temblando como una niña chica.)

Si je m’approchais d’une fenêtre pour ouvrir les volets et que par hasard un homme passait et s’arrêtait pour me regarder, lui me disait : « qu’est-ce qu’il a à te regarder ce mec ? Il te connaît ? Tu as couché avec lui ? ».

Si yo me acercaba a una ventana a echar la persiana y por casualidad ha pasado un hombre y se ha quedado mirándome, él me ha dicho ‘¿de qué te mira ese tío? ¿Te conoce? ¿Te has acostado con él?

 

Malgré ces efforts pour l’assujettir dans la terreur, pour la réduire au silence, elle dépose quinze plaintes après la légalisation du divorce en Espagne en 1981, mais ne reçoit pas d’aide particulière. Elle obtient finalement le divorce en 1996, mais le jugement oblige les deux ex-époux à vivre dans la maison, elle à l’étage, lui au rez-de-chaussée. Parejo se venge donc sans nulle difficulté. Parejo est condamné pour assassinat à une peine de 17 ans de prison. Il meurt d’un infarctus en prison en 2004.

Après l’assassinat d’Ana Orantes, la réaction de l’Espagne au problème des violences faites aux femmes

ana orantes

L’assassinat d’Ana Orantes a un énorme retentissement médiatique en Espagne. Il y a un avant et un après Ana Orantes : la question des violences conjugales sort de l’invisibilité de l’espace domestique pour devenir une affaire publique. Les médias sortent les articles qui traitent de ces violences des rubriques faits divers pour les intégrer aux rubriques société. Depuis 2003, ils tiennent le décompte annuel du nombre de femmes assassinées : Ana Orantes a ainsi été la 59e femme tuée par son conjoint ou ex-conjoint en 1997. La même année, le succès du film Te doy mis ojos (Je te donne mes yeux) d’Icíar Bollaín, donne d’autant plus d’exposition à la question de ces violences à l’opinion publique. 

Le traumatisme né de la mort brutale d’Ana Orantes pousse les pouvoirs publics à agir. Les violences faites aux femmes deviennent une véritable problématique de politique publique. En 1999, le Code pénal est réformé par le gouvernement conservateur de José Maria Aznar (1996 – 2004). Les violences psychologiques régulières sont assimilées aux violences physiques régulières. Elle introduit en outre la possibilité, facultative, d’interdire à l’auteur des violences d’approcher la victime, ses proches ou toute autre personne déterminée par le tribunal, sous différentes formes : mesure de précaution, peine, mesure de sécurité ou condition à la suspension de l’exécution de la condamnation (Enara Garro Carrera). L’imposition de l’interdiction d’approcher est rendue obligatoire dans la cadre des violences familiales par la loi 15/2003, qui introduit en même la possibilité de contrôle par bracelet électronique. La loi organique 11/2003 transforme en délit toutes les contraventions intervenues dans le cadre familial (coups, menaces, intimidations…). 

La loi de 2004

L’étape décisive est franchie en 2004 par le vote le 7 octobre 2004 à l’unanimité (adoptée définitivement le 22 décembre) de la loi organique 1/2004 du 28 décembre sur les mesures de protection intégrale contre la violence de genre (Ley Orgánica de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género) à l’initiative du nouveau gouvernement socialiste dirigé par José Luis Zapatero (2004 – 2011). Son motif définit la violence de genre (appelée aussi « violence machiste ») comme une violence spécifique, exercée contre les femmes, « du fait même » qu’elles sont des femmes :

La violence de genre n’est pas un problème qui affecte la sphère privée. Au contraire, elle représente le symbole le plus brutal de l’inégalité existante dans notre société. Il s’agit d’une violence qui est exercée sur les femmes en raison de leur simple condition de femme, parce que leurs agresseurs considèrent qu’elles sont dépourvues des droits élémentaires de liberté, de respect et de capacité de décision.

Traduction par Glòria Casas Vila

La violencia de género no es un problema que afecte al ámbito privado. Al contrario, se manifiesta como el símbolo más brutal de la desigualdad existente en nuestra sociedad. Se trata de una violencia que se dirige sobre las mujeres por el hecho mismo de serlo, por ser consideradas, por sus agresores, carentes de los derechos mínimos de libertad, respeto y capacidad de decisión.

La loi répond au problème de la violence de genre de manière intégrale, c’est-à-dire sur plusieurs plans : sensibilisation dans l’institution scolaire (suppression notamment des éléments sexistes des manuels), formation des professionnels qui peuvent être confrontés à des situations de violence de genre (média, médecine, école, police, etc.), possibilité pour les associations de défense des femmes de demander en justice l’interdiction de publicités véhiculant une image humiliante des femmes, mise en place de services d’aide sociale et psychologique pour les victimes (assistance juridique gratuite possible, droit au chômage en cas de démission après des violences)  et surtout, création de tribunaux traitant spécifiquement de la violence envers les femmes (Juzgados de Violencia sobre la Mujer, 106 en 2018), avec du personnel spécialisé. L’État peut y porter lui-même plainte, même si la victime ne le fait pas, en cas de témoignages probants. En outre, deux organes sont créés pour suivre l’application de la loi et aider le gouvernement en la matière : la Délégation spéciale du Gouvernement contre la violence envers la femme, qui élabore des statistiques sur le nombre de femme morte du fait de violence de genre (chiffres depuis 2003), et l’Observatoire de l’État sur la violence contre les femmes.

Toutefois, la loi est critiquée parce qu’elle prévoit des circonstances aggravantes si la victime est la femme du couple, en cas de préjudices corporels, de maltraitance, de menace ou de contrainte. L’homme est donc plus sévèrement puni. Le Tribunal constitutionnel espagnol a reçu plus de 200 recours en inconstitutionnalité sur cette question. Elle a aussi été critiquée pour le champ étroit des violences qu’elle vise, excluant « le harcèlement sexuel, le viol, le trafic de femmes, les violences sexuelles hors des relations de couple, l’usage d’un langage sexiste, etc. » (Emanuela Lombardo et María Bustelo).

Suite et résultats

L’Espagne a par la suite enrichi son arsenal de mesures de lutte contre les violences de genre. En 2007 est créé le 016, numéro ne laissant pas de trace sur les factures de téléphone (73 000 appels en 2018). En 2009, le gouvernement socialiste généralise le dispositif des bracelets électroniques pour conjoints ou ex-conjoints violents. Il permet de prévenir la victime si l’agresseur, qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement, pénètre dans le périmètre interdit. En juillet 2017, les groupes parlementaires, les communautés autonomes, les municipalités et les provinces s’accordent sur un pacte d’État contre la violence de genre, ratifié en décembre, comprenant 290 mesures portées par un budget d’un milliard d’euros sur cinq ans.

Cette politique porte ses fruits. Le nombre de femmes tuées dans le cadre de la violence de genre est passé de 71 en 2003, à 62 en 2010, puis 55 en 2019, compte tenu de l’augmentation de la population (41,8 millions environ en 2003 contre 47 millions environ en 2019). 

Une politique menacée

Cependant, la politique espagnole de lutte contre les violences faites aux femmes est menacée par l’ascension de l’extrême-droite, représentée par le parti Vox, qui a obtenu 52 sièges (sur 350) aux élections en novembre 2019, devenant la troisième force politique à la Chambre des députés. Vox a fait de l’abolition de la loi de 2004, jugée discriminatoire (« un djihadisme du genre »), l’un de ses objectifs. Cette abolition est une des conditions posées pour une alliance avec le parti populaire (conservateur). 

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