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La secte des assassins : au-delà du mythe

Publié le 21/02/2017 (m.à.j* le 22/03/2022)
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Depuis l’époque de Marco Polo, ils fascinent les amateurs d’ésotérisme. Le livre Alamut de Vladimir Bartol a remis leur légende au goût du jour dans les années 1930 et la série de jeux Assassin’s creed les a fait entrer dans la culture populaire contemporaine en jouant largement de leur aura de mystère. Pourtant, bien peu de gens comprennent réellement les enjeux religieux et politiques de la montée en puissance de la secte des assassins, ou « hashishiyyin » en arabe, au XIe siècle de notre ère. Son histoire réelle, bien différente du mythe, mérite donc d’être racontée.

 

La naissance des assassins : des querelles religieuses de grande ampleur


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La bataille de Kerbala en 680 | Wikimedia Commons

La naissance de la secte des assassins s’inscrit dans le contexte du conflit entre musulmans chiites et sunnites. À l’origine de celui-ci, la question de la succession du prophète Mahomet qui a été source de tension dès les premières décennies de l’histoire de l’islam. Les futurs chiites, partisans des membres de la famille de Mahomet et notamment de son gendre Ali, s’opposèrent alors aux tenants d’un calife (commandeur des croyants) désigné par la communauté des fidèles. Après la bataille de Kerbala en 680, qui vit la défaite et la mort d’Hussein, fils d’Ali, le chiisme semblait définitivement vaincu.

Au Xe siècle, la situation a pourtant beaucoup changé. Alors que le califat abbasside est déjà fortement affaibli et fragmenté, de nouvelles puissances émergent dans diverses régions de l’immense empire islamique. Plusieurs d’entre elles sont chiites, comme les Fatimides en Afrique du nord et en Égypte et surtout les Bouyides, dynastie d’origine iranienne qui se constitue un empire en plein cœur du califat, à Bagdad et dans les régions environnantes. Longtemps marginalisé et ayant développé une culture et une théologie spécifique, le chiisme semble alors émerger des catacombes pour prendre le contrôle du monde musulman.

Il subira pourtant des revers importants au siècle suivant. En effet, à partir des années 1050, les spectaculaires conquêtes des Turcs Seldjoukides changent totalement la donne dans la région. Ces nouveaux arrivants, en effet, sont des champions de l’orthodoxie sunnite. En 1055, ils reprennent la capitale des Abbassides, Bagdad, et, bien qu’ils prétendent se mettre au service du Calife, deviennent les vrais maîtres du lieu. Les invasions Seldjoukides s’arrêtent au Proche-Orient et ne menacent pas le califat fatimide en Égypte mais elles constituent un phénomène géopolitique d’une importance historique majeure : non seulement, elles marquent le renouveau d’un sunnisme mis à mal par le déclin des Abbassides mais elles inaugurent également une longue période de domination de dynasties turques sur la majeure partie du monde musulman.

 

VOIR ICI : l’histoire des Moghols

 

Les assassins : une secte chiite ismaélienne


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Hassan-i Sabbah | Wikimedia Commons

En Iran, en plein cœur du domaine seldjoukide, une résistance chiite se met en place dans les années 1090. Ce sont les Nizarites qui en sont les maîtres d’œuvre. Il s’agit d’un groupe de chiite ismaéliens croyant à l’existence d’une lignée de sept imams cachés (et non douze comme les chiites duodécimains, actuellement majoritaires en Iran ou en Irak) et s’étant séparé du courant mustalien majoritaire dans l’Égypte fatimide. Ils passeront à la postérité sous le nom d’ « assassins ».

Leur chef est Hassan-i Sabbah, le « vieil homme des montagnes » et leur base la forteresse d’Alamut dans le massif de l’Alborz au sud de la mer Caspienne. Rapidement, ils établissent un réseau de forts bien protégés, le plus souvent situés dans des régions montagneuses. Le mouvement nizarite établit aussi une branche en Syrie au XIIe siècle, sous l’impulsion de Rachid ad-din Sinan, lui aussi surnommé « le vieil homme des montagnes », qui établit son quartier général à Masyaf dans le Djébel Ansariyeh.

Dès ses origines, il se fonde sur un puissant mysticisme et des pratiques jugées hétérodoxes par la plupart des musulmans. Le mouvement est également très bien organisé, fortement hiérarchisé mais sa faiblesse militaire ne lui permet pas d’affronter sur le champ de bataille les puissantes armées seldjoukides. Elle le force à adopter d’autres tactiques, notamment l’infiltration et l’assassinat de hauts dignitaires. Pour ce faire, les Nizarites constituent une force entraînée à ce type d’opérations, les fida’i. Afin de créer un effet de terreur, ceux-ci privilégient les attaques en plein jour et dans des zones fortement fréquentées. Leur fanatisme, leur dévotion sans faille à leur ordre suscitent également l’effroi.

En 1092, ils commettent ainsi leur premier meurtre d’importance, dont la victime n’est autre que le grand vizir de l’empire seldjoukide Nizam Al-Mulk. En 1101, c’est au tour du mufti d’Ispahan de tomber sous leurs coups.

 

L’apogée des assassins


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La forteresse de Masyaf, représentée dans le jeu Assassin’s Creed | Source

Fragile et peu administré, le grand empire seldjoukide se fragmente rapidement suite à l’assassinat de ces dignitaires, laissant un Proche-Orient en proie au chaos. Bien retranché dans leur bastion montagnard, les assassins résistent aux assauts de leurs ennemis au cours du XIIe siècle. D’après la légende, ils auraient convaincu le souverain d’origine seldjoukide Ahmed Sanjar de mettre fin à leur conflit en allant poser une dague dans sa chambre durant son sommeil. Sanjar, terrifié, se serait empressé de conclure une trêve avec les Nizarites. Leur réputation est telle que rapidement, tous les assassinats politiques d’importance sont attribués à la secte ismaélienne. Il convient toutefois de noter que de nombreuses factions de l’époque avaient tout intérêt à mettre leurs propres méfaits sur le compte de ces coupables idéaux.

En réalité, bien peu de meurtres connus peuvent être attribués aux assassins. Parmi ceux-ci, on note l’assassinat de plusieurs croisés de haut rang comme Conrad de Montferrat ou Raymond II de Tripoli par la branche syrienne de l’ordre. Les assassins auraient également été à l’origine de la mort du calife abbasside al-Mustarchid en 1135. Les assassins ont aussi tenté, sans succès, d’abattre Saladin mais sont parvenus à lui résister dans leur puissante citadelle de Masyaf au cours d’un siège en 1176.

 

 

Les invasions mongoles et la fin de l’ordre des assassins


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Le siège d’Alamut | Wikimedia Commons

Malgré leurs incontestables qualités militaires et la puissance de leurs forteresses, la survie du mouvement nizarite, au cours du XIIe siècle, doit beaucoup à leur adroite diplomatie et à la division de leurs ennemis. Ainsi, en Syrie, l’élimination des assassins n’est pas comme une priorité à une époque où d’importants conflits opposent croisés, Turcs zengides et Ayyubides dirigés par Saladin. Ce dernier doit ainsi affronter les Turcs puis les forces des États latins d’Orient afin de se constituer un empire allant de l’Égypte à l’Irak actuel et n’a donc guère de temps à consacrer à un conflit contre une secte plutôt isolée et retranchée dans ses montagnes. Dans le même temps, les Assassins n’hésitent pas à accepter certaines concessions jugées nécessaires à leur survie, par exemple en payant un tribut à l’ordre chrétien des hospitaliers.

Au XIIIe siècle, alors que leur étoile semble pâlir, les assassins ne sont pas préparés à affronter des ennemis plus brutaux et déterminés. Ceux-ci arrivent finalement de l’Est dans les années 1230. Les Mongols, dirigés par Gengis Khan, au cours d’une première incursion au Proche-Orient, éliminent l’empire du Khwarezm qui comprenait une large part de l’Asie centrale et de l’Iran. Vingt ans plus tard, sous le commandement d’Houlagou Khan, ils se tournent vers la secte des assassins.

En 1256, ils assiègent la forteresse de Maimun-Diz, forçant le maître de l’ordre, Rukn ad-Din Khur-Shah, à se soumettre et à leur abandonner la plupart de ses forteresses, dont Alamut qui est rasée. En 1257, Khur-Shah et de nombreux assassins de haut rang sont exécutés par leurs vainqueurs, tandis que le dernier bastion iranien des assassins, à Lamassar, tombe en 1270. Quant à la branche syrienne du mouvement nizarite, elle parvient à survivre mais sombre dans l’insignifiance et doit se soumettre au nouveau pouvoir mamelouk.

 

La légende des assassins


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Marco Polo, mosaïque, palais municipal de Gênes | Wikimedia Commons

Le mythe des assassins commence quelques décennies après l’effondrement de l’ordre grâce aux récits d’un célèbre marchand vénitien, Marco Polo. D’après ce dernier, le fanatisme des assassins avait pour origine leur dépendance à de puissantes drogues que leur procurait Hassan i-Sabbah. Elles leur donnaient temporairement l’impression de vivre dans un véritable paradis. Par la suite, les assassins étaient prêts à tout pour accéder à nouveau à ce véritable jardin d’Eden y compris…à tuer. Leur obéissance au « vieil homme des montagnes » était donc sans faille.

Le récit de Marco Polo est discutable, d’autant que l’on doute aujourd’hui de la réalité de ses voyages. Il n’a pas connu directement l’ordre des assassins et se fonde probablement sur des rumeurs et des légendes. Le Vénitien semble pas avoir non plus connaissance des enjeux religieux et politiques derrière la fondation du mouvement nizarite. Son intérêt pour ce sujet paraît d’ailleurs fort limité.

Pour autant, la légende des assassins fanatisés par leur consommation de drogue a la vie dure. Le terme d’hashishiyyin lui-même ne proviendrait-il pas de « haschisch » ? Cette étymologie est contestable, mais c’est elle qui a marqué les esprits. En réalité, les sources proche-orientales dont nous disposons ne mentionnent pas d’usage de drogues par les assassins nizarites.

Au XIXe siècle, après une longue période d’oubli, la version de l’histoire de Marco Polo est reprise par un orientaliste autrichien, Joseph von Hammer-Purgstall, qui la popularise en Europe. Le mythe prend une tout autre ampleur après la publication du roman Alamut de Vladimir Bartol en 1938. L’auteur slovène relaie à son tour l’histoire des drogues et du jardin paradisiaque préparés par le vieux des montagnes pour ses assassins avant de les envoyer à la mort. Dans les années 2000, la série de jeux Assassin’s creed s’inspire ouvertement de l’ouvrage de Bartol, mais en intégrant quelques éléments originaux : l’usage de drogue ne constitue plus une réalité mais une couverture pour cacher la vraie nature des assassins, celle d’un ordre constitué afin de contrer la volonté de domination mondiale de leurs ennemis, les templiers ! Naturellement, l’idéologie islamique est totalement absente de leur credo qui valorise bien davantage la liberté individuelle et l’opposition à toute forme de dogmes établis.

 

 

Une réalité bien plus triviale


L’Aga Khan | Source

L’histoire des assassins, pour intéressante qu’elle soit, ne semble pas aussi extraordinaire que ces mythes. En réalité, l’ordre a joué un rôle relativement secondaire dans l’histoire du Proche-Orient. Le nombre de victimes qui peuvent lui être attribués reste faible. Bien plus de gens sont morts sous les coups des croisés, des Seljoukides ou des Mongols, d’autant que la secte des assassins n’organisait que des meurtres ciblés. Si le mouvement a permis l’organisation d’une résistance nizarite, il n’a pas pu empêcher les Turcs sunnites d’y imposer leur religion. Lorsque plus tard, les chiites se réveilleront en Iran à l’époque de la dynastie Safavide, ce sera sous la forme du chiisme duodécimain très éloigné des croyances des Ismaéliens.

Du reste, les Ismaéliens existent encore de nos jours bien qu’ils ne constituent qu’une branche très minoritaire de l’Islam comptant 15 et 25 millions de croyants. Une partie de ceux-ci appartiennent toujours au mouvement nizarite désormais dirigé par leur chef spirituel l’Aga Khan. Ce dernier, multimillionnaire diplômé de l’université d’Harvard, est surtout connu comme un philanthrope engagé dans des œuvres sociales et des campagnes visant à promouvoir l’histoire et la civilisation islamique.

 

Bibliographie


  • Le livre des merveilles, Marco Polo
  • Alamut, Vladimir Bartol
  • Samarcande, Amin Maalouf
  • Les assassins, Bernard Lewis
  • La secte des assassins à travers les chroniques médiévales, Philippe Ilial
  • Huitième centenaire d’Alamut, Henry Corbin