La révolution de 1848, ou révolution de février, qui débute à Paris le 22 février 1848, met fin au régime du roi des Français Louis-Philippe Ier (1830 – 1848), la monarchie de Juillet. Le roi des Français abdique le 24 février. Le soir du 24 février, Alphonse de Lamartine (1790 – 1869) proclame la République à l’hôtel de ville de Paris. Un gouvernement provisoire est créé.
La monarchie de Juillet était un régime parlementaire dans lequel le suffrage était cependant censitaire. Cela signifie qu’il fallait payer un impôt, le cens électoral, pour participer à la vie politique, c’est-à-dire voter et être élu. Selon les élites libérales du temps, seule une population disposant d’une certaine fortune devait intéressée à la conduite des affaires de l’État. Ainsi, la loi du 19 avril 1831 fixait le cens d’électorat (pour pouvoir voter) à 200 francs et le cens d’éligibilité (pour pouvoir être élu) à 500 francs. Il fallait en outre avoir 25 ans pour voter et 30 ans pour être élu. Les femmes ne pouvaient pas voter, ni être élues.
Le cens représente une somme importante qui exclue la majeure partie de la nation de la participation à la vie politique. Il y a environ 240 000 électeurs en 1848, soit 10% des hommes en âge de voter.
Le caractère très restreint du corps électoral minait la légitimité de la monarchie de Juillet. En effet, Louis-Philippe était non pas un roi de France sacré et régnant sur le fondement du droit divin, mais roi des Français, sur le trône par le consentement du peuple. Il régnait, mais le gouvernement effectif était dans les mains de représentants du peuple (la Chambre des députés). Or, le cens créait une « aristocratie de l’argent » (relative) qui, seule, pouvait présider au destin du pays. Le ministre François Guizot (1787 – 1874), le dirigeant de fait du gouvernement, soutenu par l’élite au pouvoir, résiste à une réforme électorale qui étendrait le nombre de votants. L’idéologie du régime veut que le corps électoral s’accroisse par l’enrichissement progressif de la population. Le gouvernement provisoire de la jeune République, qui a accédé au pouvoir grâce à une révolution à laquelle le petit peuple de Paris a activement participé, et qui exerce donc une pression sur sa politique, répond à cette demande.
Le décret du 5 mars 1848 : proclamation du suffrage universel masculin
Le 5 mars 1848, un décret, pris sous l’impulsion ministre de l’Intérieur Alexandre Ledru-Rollin (1807 – 1874), proclame le suffrage universel direct masculin.
Décret du 5 mars 1848 relatif au suffrage universel
Le gouvernement provisoire de la République,
Voulant remettre le plus tôt possible aux mains d’un gouvernement définitif les pouvoirs qu’il exerce dans l’intérêt et par le commandement du peuple,
Décrète :Article 1er. Les assemblées électorales de canton seront convoquées au 9 avril prochain pour élire les représentants du peuple à l’Assemblée nationale qui doit décréter la Constitution.
Article 2. L’élection aura pour base la population.
Article 3. Le nombre total de représentants du peuple sera de 900 y compris l’Algérie et les colonies françaises.
Article 4. Ils seront répartis entre les départements dans la proportion indiquée au tableau ci-joint.
Article 5. Le suffrage sera direct et universel.
Article 6. Sont électeurs tous les Français âgés de 21 ans résidant dans la commune depuis six mois et non judiciairement privés ou suspendus de l’exercice des droits civiques.
Article 7. Sont éligibles tous les Français âgés de 23 ans et non privés ou suspendus de l’exercice des droits civiques.
Article 8. Le scrutin sera secret.
Article 9. Tous les électeurs voteront au chef-lieu de leur canton par scrutin de liste.
Chaque bulletin contiendra autant de noms qu’il y aura de représentants à élire dans le département. Le dépouillement des suffrages se fera au chef-lieu de canton et le recensement au département.
Nul ne pourra être nommé représentant du peuple s’il ne réunit pas deux mille suffrages.
Article 10. Chaque représentant du peuple recevra une indemnité de 25 f. par jour, pendant la durée de la session.
Article 11. Une instruction du gouvernement provisoire règlera dans les détails l’exécution du présent décret.
Article 12. L’assemblée nationale constituante s’ouvrira le 20 avril.
Article 13. Le présent décret sera immédiatement envoyé dans les départements et publié et affiché dans toutes les communes de la République.
Le suffrage proclamé par le gouvernement provisoire de la République est donc universel et direct (le vote des citoyens élit directement les représentants). Tous les Français de 21 ans au moins, résidant dans leur commune depuis six mois et non-condamnés sont électeurs, et tous les Français de 23 ans au moins et non-condamnés sont éligibles. Le scrutin est secret.
Le corps électoral s’accroît considérablement. Il y a désormais 9,6 millions d’électeurs, environ 26% de la population. L’idéologie de la monarchie de Juillet est retournée : même les pauvres, notamment les domestiques, sont désormais électeurs. Le suffrage français est alors le plus large d’Europe. Il n’exclue « que » les déments, les condamnés et les femmes. L’article 3 intègre même l’Algérie et les colonies (incluant la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Réunion, le Sénégal et les établissements français en Inde), dont le nombre de représentants est fixé à seize. Une instruction du 27 avril 1848 dispose d’ailleurs en son article 6 que :
Sont dispensés de toute preuve de naturalisation les habitants indigènes du Sénégal et dépendances, et des Établissements français de l’Inde, justifiant d’une résidence de plus cinq années dans lesdites possessions.
Les électeurs mettent en œuvre leur nouveau pouvoir à l’occasion des élections législatives du 23 et 24 avril 1848. Ils élisent une assemblée nationale constituante qui élabore la constitution de la République (la IIe République), la Constitution du 4 novembre 1848. Celle-ci confirme en son article 24 le suffrage universel :
Le suffrage est direct et universel. Le scrutin est secret.
L’enracinement du suffrage universel masculin
Le décret du 5 mars 1848 n’est pas la première instauration d’un suffrage universel masculin en France. Il sert ainsi, selon des modalités complexes, à l’élection de la Convention en France (l’assemblée qui gouverna la France du 21 septembre 1792 au 26 octobre 1795). La Constitution du 24 juin 1793 (6 messidor an I), la « Constitution montagnarde », prévoyait en son article 4 l’admission aux « Droits de citoyen français » tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis, ainsi que celle d’étrangers travaillant en France ou d’étrangers ayant été jugé « avoir bien mérité de l’humanité ». Le suffrage censitaire est rétabli par le Directoire (1795), mais le régime du Consulat (9 novembre 1799 – 18 mai 1804) réinstalle le suffrage universel masculin, limité dans sa pratique.
Le suffrage universel n’est cependant plus remis en cause après le décret du 5 mars 1848. Le Second Empire ( 2 décembre 1852 – 4 septembre 1870), le régime politique de Napoléon III, qui supplante la IIe République, utilise la légitimité donnée par le suffrage universel, et veille à s’assurer le soutien populaire, au moins de façade, en organisant cinq plébiscites (référendums). La III république, née le 4 septembre 1870 (dépourvue de constitution), inscrit le suffrage universel dans la loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics.
Les femmes obtiennent le droit de vote un peu moins de cent ans plus tard, grâce à l’ordonnance du 21 avril 1944 prise par le Comité Français de Libération Nationale (CFLN). Les militaires de carrière, exclus en 1872, l’obtiennent en août 1945.
À lire
Serge Bernstein, Pierre Milza, Histoire du XIXe siècle
Bruno Daugeron, La notion de suffrage universel « indirect », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques
Claude Lelièvre et Françoise Lelièvre, L’histoire des femmes publiques contée aux enfants, Chapitre 1 : Une vue tronquée du suffrage universel
Moustapha Ndiaye, L’exclusion des indigènes originaires des quatre communes de plein exercice du Sénégal de la citoyenneté française, Revue française de droit constitutionnel
Alexandre Niess, Démocratie, citoyenneté, régimes électoraux et élections en France de 1789 à 1899, Parlement[s], Revue d’histoire politique
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