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Adam Smith : la division du travail

Publié le 01/08/2019 (m.à.j* le 29/03/2024)
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Le plus grand progrès dans les puissances productives du travail et la majeure partie de l’adresse, de l’habileté et du discernement, avec lesquels il est dirigé ou appliqué ont été, semble-t-il, les effets de la division du travail.

Richesse des nations

Adam Smith (1723 – 1790), philosophe et économiste écossais, introduit son célèbre livre Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (ou Richesses des nations, en anglais An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations), publié en 1776, par trois chapitres sur le fonctionnement et les effets de la division du travail sur la société.

  • Chapitre I : De la division du travail
  • Chapitre II : Du principe qui donne lieu à la division du travail
  • Chapitre III : Que la division du travail est limitée par l’étendue du marché

Il a recours à de nombreux exemples pour illustrer ses propos.

 

La division du travail : l’exemple de la fabrique d’épingles

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Les Batteurs de pieux (détail), Maximilien Luce, 1902 – 1905 | Wikimedia Commons

La division du travail est le fractionnement ou la décomposition d’une production en plusieurs tâches combinées. Smith explique son fonctionnement par son célèbre exemple de la fabrique d’épingles. L’ensemble de l’ouvrage nécessaire à la fabrication d’une seule épingle est divisé en plusieurs branches, qui forment chacune un métier particulier :

Un homme tire le fil, un autre le redresse, un troisième le coud, un quatrième l’affûte, un cinquième en aiguise l’extrémité pour recevoir la tête ; faire la tête nécessite deux ou trois opérations distinctes ; la placer est une activité particulière, blanchir les épingles en est une autre ; c’est même un métier en soi de les mettre dans le papier.

 

Améliorer la puissance productive

La division du travail permet d’améliorer la puissance productive. Cela signifie que la production est plus efficace. On produit plus, même avec peu d’outillages, grâce à la division du travail et la combinaison de plusieurs opérations, qu’en fabriquant quelque chose seul.

La division du travail, dans la mesure où elle peut être introduite, cause dans chaque art une augmentation proportionnelle des puissances productives du travail.

La division du travail ne s’introduit pas dans toutes les branches. Il en est ainsi, selon Smith, de l’agriculture, où :

[…] le laboureur, le herseur, le semeur, le moissonneur sont souvent la même personne.

L’augmentation de la production grâce à la division du travail s’explique par trois causes différentes.

1. Chaque ouvrier accroît son habileté et son adresse, car il n’emploie sa vie qu’à une seule opération qu’il ne cesse de répéter.

2. On ne perd plus de temps à passer d’une espèce d’ouvrage à une autre. Certaines tâches nécessitent de passer d’un lieu à un autre, avec des outils différents. Ainsi, le tisserand perd du temps à passer de son métier à tisser au champ, et du champ à son métier à tisser. Et même si la production entière s’effectue dans un seul et même lieu, on perd, selon Smith, en enthousiasme et en efficacité quand on s’attèle à une nouvelle opération. L’esprit de l’homme n’est pas maintenu en tension par la répétition d’une même tâche, il se disperse et dilapide son énergie :

L’habitude de flâner et de s’appliquer avec insouciance et indolence qu’acquiert naturellement ou plutôt nécessairement tout ouvrier de la campagne obligé de changer de travail et d’outil toutes les demi-heures et de se servir de la main de vingt manières différentes presque chaque jour de sa vie le rend presque toujours paresseux et fainéant et incapable de toute application vigoureuse même dans les circonstances les plus pressantes.

3. On est poussé à inventer des machines et des outils qui facilitent et abrègent le travail, et permettent à un seul homme de faire le travail d’un grand nombre. En effet, toute l’attention de l’homme est concentrée sur un but précis, il ne dilapide pas sa créativité dans maintes directions.

Pour les premières machines à vapeur, un enfant était constamment employé à ouvrir et à fermer à tour de rôle la communication entre la chaudière et le cylindre suivant que le piston montait ou descendait. L’un de ces enfants, qui aimait jouer avec ses compagnons, remarqua qu’en reliant par une ficelle la poignée de la valve qui ouvrait la communication à une autre partie de la machine, il n’avait plus à provoquer l’ouverture et la fermeture de la valve, qui le laissait libre de s’amuser avec ses camarades de jeux. 

Toutes les inventions ne sont pas dues à des praticiens. En effet, du fait de la division du travail, une catégorie spéciale de travailleurs, penseurs ou philosophes, elle-même divisée en branches distinctes selon sa spécialisation, est née pour penser les inventions.

 

Révéler la puissance de la division du travail

Bref, la division du travail est source de richesse générale car elle augmente la production générale (ce qui peut correspondre à la notion moderne de PIB) :

Une abondance générale se répand dans tous les divers rangs de la société.

C’est un principe général de la société. La division du travail est un moteur caché du progrès, que Smith cherche à révéler aux yeux du lecteur. On retrouve les effets de la division du travail dans les objets les plus anodins, fruits de la coopération de milliers d’hommes :

[…] considérons seulement quelle diversité de travail est requise pour façonner cette machine toute simple, les ciseaux avec lesquels le berger tond la laine. Il faut que le mineur, le constructeur du fourneau où l’on fond le minerai, celui qui abat le bois de chauffage, celui qui le transforme en charbon de bois destiné à la fonderie, le briquetier, le maçon, les ouvriers qui s’occupent de la chaudière, le constructeur de moulins, l’ouvrier-forgeur, le forgeron, tous unissent leurs arts divers afin de les produire. 

 

Le principe qui suscite la division du travail : l’échange

La propension humaine à « permuter, troquer, échanger une chose contrer une autre », en d’autres termes à coopérer, est le principe générateur de la division du travail. Elle n’est pas un effet de la sagesse humaine, mais l’un des principes fondamentaux de la nature humaine. Cette propension humaine à l’échange est, pour Smith, le propre de l’homme. On ne la retrouve pas chez l’animal, qui n’est pas capable de s’accorder :

Deux lévriers, en forçant un même lièvre, semblent agir pour ainsi dire de concert. Chacun le chasse vers son compagnon, ou s’efforce de l’intercepter quand son compagnon le chasse vers lui. Ceci cependant n’est pas l’effet d’un quelconque contrat, mais de la simultanéité accidentelle de leurs passions pour le même objet à ce moment particulier.

Il ajoute :

[…] personne n’a jamais vu un chien faire avec un autre chien un échange juste intentionnel d’un os contre un autre.

La coopération est essentielle à l’homme qui n’est pas, comme l’animal, un être seul et indépendant une fois arrivé à sa pleine croissance. Cette propension à l’échange ne naît donc pas de la bienveillance des uns pour les autres, mais de l’intérêt mutuel de chacun.

Mais l’homme a presque continuellement besoin de l’aide de ses frères et c’est en vain qu’il l’attendrait seulement de leur bienveillance. Il a plus de chance de l’emporter s’il peut intéresser leur amour d’eux-mêmes en sa faveur et leur montrer qu’il est de leur propre intérêt de faire pour lui ce qu’il en attend. […] Donne-moi ce que je veux et tu auras ce que tu veux, tel est le sens de toutes ces propositions. 

Smith présente ici un célèbre exemple :

Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt. Nous nous adressons non à leur humanité mais à leur amour d’eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins mais de leur avantage.

 

Des hommes spécialisés, mais égaux

La division du travail entraîne la spécialisation des hommes. Ceux-ci se consacrent à une activité dans laquelle ils ont développé plus d’habileté que les autres. Ils peuvent ainsi produire un surplus par rapport à leur consommation propre, et échanger ce surplus contre le surplus produit par le travail d’autres hommes, afin de se procurer ce qu’ils ne produisent pas eux-mêmes. La philosophie d’Adam Smith est ici égalitaire. En effet, la différence des talents tient moins de la nature que de la division du travail. L’attachement d’un homme, dès son plus jeune âge, à une occupation particulière lui permet d’acquérir une éducation et des habitudes qui augmentent son talent. Elle crée une fausse dissemblance entre les hommes :

La différence entre les personnages les plus dissemblables, entre un philosophe et un simple portefaix, par exemple, semble provenir moins de la nature que de l’habitude, des coutumes et de l’éducation.

Chez les animaux en revanche, la différence de génie et de talent au sein d’une même espèce peut être forte. Chez les chiens, la différence entre le dogue et le lévrier, le lévrier et l’épagneul est évidente. Cependant, comme les animaux ne contractent pas, ils ne tirent pas avantage de la variété des talents.

 

Division du travail et étendue du marché

L’étendue du marché limite la division du travail. En effet, lorsqu’un homme vit dans une communauté limitée en nombre, il n’aura pas la garantie de trouver une diversité assez grande de travailleurs avec qui échanger son surplus contre leur surplus pour répondre à tous ses besoins. Ainsi, dans les villages dispersés, les familles doivent apprendre à exercer plusieurs activités. La question de la performance des voies de communication est importante, car elles permettent d’étendre le marché. C’est pour cette raison que l’activité et la division du travail se développent d’abord près des fleuves, qui permettent un transport rapide des marchandise. Cela explique, selon Smith, la prospérité de la Méditerranée, mer calme dotée d’une multitude d’îles, dans l’Antiquité.

 

À lire

  • Les citations sont tirées de la traduction de Philippe Jaudel et Jean-Michel Servet, aux éditions Economica