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Les usines | Poème de d’Émile Verhaeren

Publié le 26/05/2018
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Usine près de Pontoise, Camille Pissarro, 1873 | Wikimedia Commons

Les usines | Poème de d’Émile Verhaeren


Se regardant avec les yeux cassés de leurs fenêtres
Et se mirant dans l’eau de poix et de salpêtre
D’un canal droit, marquant sa barre à l’infini.
Face à face, le long des quais d’ombre et de nuit,
Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en pleurs de ces faubourgs,
Ronflent terriblement usine et fabriques.

Rectangles de granit et monuments de briques,
Et longs murs noirs durant des lieues,
Immensément, par les banlieues ;
Et sur les toits, dans le brouillard, aiguillonnées
De fers et de paratonnerres,
Les cheminées.

Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques,
Par la banlieue, à l’infmi.
Ronflent le jour, la nuit,
Les usines et les fabriques.

Oh les quartiers rouillés de pluie et leurs grand-rues !
Et les femmes et leurs guenilles apparues,
Et les squares, où s’ouvre, en des caries
De plâtras blanc et de scories,
Une flore pâle et pourrie.

Aux carrefours, porte ouverte, les bars :
Etains, cuivres, miroirs hagards,
Dressoirs d’ébène et flacons fols
D’où luit l’alcool
Et sa lueur vers les trottoirs.
Et des pintes qui tout à coup rayonnent,
Sur le comptoir, en pyramides de couronnes ;
Et des gens soûls, debout,
Dont les larges langues lappent, sans phrases,
Les ales d’or et le whisky, couleur topaze.

Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en pleurs de ces faubourgs,
Et les troubles et mornes voisinages,
Et les haines s’entre-croisant de gens à gens
Et de ménages à ménages,
Et le vol même entre indigents,
Grondent, au fond des cours, toujours,
Les haletants battements sourds
Des usines et des fabriques symétriques.

Ici, sous de grands toits où scintille le verre,
La vapeur se condense en force prisonnière :
Des mâchoires d’acier mordent et fument ;
De grands marteaux monumentaux
Broient des blocs d’or sur des enclumes,
Et, dans un coin, s’illuminent les fontes
En brasiers tors et effrénés qu’on dompte.

Là-bas, les doigts méticuleux des métiers prestes,
A bruits menus, à petits gestes,
Tissent des draps, avec des fils qui vibrent
Légers et fin comme des fibres.
Des bandes de cuir transversales
Courent de l’un à l’autre bout des salles
Et les volants larges et violents
Tournent, pareils aux ailes dans le vent
Des moulins fous, sous les rafales.
Un jour de cour avare et ras
Frôle, par à travers les carreaux gras
Et humides d’un soupirail,
Chaque travail.
Automatiques et minutieux,
Des ouvriers silencieux
Règlent le mouvement
D’universel tictacquement
Qui fermente de fièvre et de folie
Et déchiquette, avec ses dents d’entêtement,
La parole humaine abolie.

Plus loin, un vacarme tonnant de chocs
Monte de l’ombre et s’érige par blocs ;
Et, tout à coup, cassant l’élan des violences,
Des murs de bruit semblent tomber
Et se taire, dans une mare de silence,
Tandis que les appels exacerbés
Des sifflets crus et des signaux
Hurlent soudain vers les fanaux,
Dressant leurs feux sauvages,
En buissons d’or, vers les nuages.

Et tout autour, ainsi qu’une ceinture,
Là-bas, de nocturnes architectures,
Voici les docks, les ports, les ponts, les phares
Et les gares folles de tintamarres ;
Et plus lointains encor des toits d’autres usines
Et des cuves et des forges et des cuisines
Formidables de naphte et de résines
Dont les meutes de feu et de lueurs grandies
Mordent parfois le ciel, à coups d’abois et d’incendies.

Au long du vieux canal à l’infini
Par à travers l’immensité de la misère
Des chemins noirs et des routes de pierre,
Les nuits, les jours, toujours,
Ronflent les continus battements sourds,
Dans les faubourgs,
Des fabriques et des usines symétriques.

L’aube s’essuie
A leurs carrés de suie
Midi et son soleil hagard
Comme un aveugle, errent par leurs brouillards ;
Seul, quand au bout de la semaine, au soir,
La nuit se laisse en ses ténèbres choir,
L’âpre effort s’interrompt, mais demeure en arrêt,
Comme un marteau sur une enclume,
Et l’ombre, au loin, parmi les carrefours, paraît
De la brume d’or qui s’allume.

Les villes tentaculaires