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Le califat abbasside : âge d’or de la civilisation islamique

Publié le 11/01/2017
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La période du califat abbasside (750-1258) occupe une place centrale dans l’histoire du monde musulman. En effet, ce véritable empire a régné sur l’ensemble de celui-ci, à l’exception de l’Espagne et quelques territoires du Maghreb. Surtout, il a posé les bases de la civilisation islamique dont il a marqué le début de l’âge classique. L’héritage des Abbassides, immense, a eu pour origine la politique de ses souverains et l’intense bouillonnement culturel qu’a permise la constitution d’un empire unifié par la culture et, de plus en plus, par la religion.

Les dates 750 – 1258 renvoient aux dates officielles du califat. En effet, l’empire se fragmente, dès la fin du IXe siècle avec l’apparition des Saffarides au Khorassan, puis au Xe siècle avec les Fatimides d’Afrique. Au XIe siècle, les peuples turcs envahissent progressivement les anciens territoires abbassides mais ils choisissent de maintenir le califat à Bagdad jusqu’au sac de celle-ci par les Mongols en 1258. Encore après, les Mamelouks feront siéger un successeur des Abbassides au Caire. Nous traiterons essentiellement de la période précédent les invasions turques qui, en dépit du maintien en place du calife, marquent une rupture de civilisation par rapport à la période précédente, notamment illustrée par la promotion du persan à la place de l’arabe, la réintroduction du nomadisme dans certaines régions et une pratique plus « féodale » du pouvoir.

 

La califat abbasside, une rupture avec les Omeyyades


abbasside samarra mosque
La Grande Mosquée de Zamarra (capitale temporaire de l’empire), Irak., bâtie au IXe après J-C. La forme caractéristique du minaret a influencé la vision occidentale des ziggourats mésopotamiens, mais l’on sait aujourd’hui que ceux-ci avaient généralement une base carrée. | Wikimédia Commons

Le prédécesseur : le califat omeyyade

Le nouveau califat, institué en 750, a marqué une véritable rupture avec le précédent, dirigé par la puissante famille arabe des Omeyyades, dont la capitale était Damas. En effet, la politique de ces derniers avait assuré la domination arabe sur les territoires conquis à partir du VIIe siècle et s’étendant de la région de l’Indus à l’Espagne (toutes deux occupées vers le début du VIIIe siècle). De nombreux colons venus de la péninsule arabique avaient été installés dans des territoires nouvellement conquis où le califat leur accordait des terres.

Les Omeyyades n’avaient pas pratiqué de conversions forcées, mais beaucoup de non-arabes avaient adhéré à l’islam dans l’espoir de mieux s’intégrer au nouveau régime. Ce dernier avait pourtant instauré un système discriminatoire. Les nouveaux convertis constituèrent une classe sociale à part, celle des Mawalis à laquelle vinrent s’agréger les Arabes les plus pauvres. Ainsi, le califat omeyyade était un régime qui s’appuyait essentiellement sur la haute aristocratie des tribus de la péninsule arabique, dans un empire où de très nombreux peuples coexistaient. Pourtant, il avait déjà su utiliser les cadres administratifs des empires précédents, byzantin et surtout sassanide.

 

Le califat abbasside, une origine perse ?

L’émergence du califat abbasside a parfois été interprétée comme la montée au pouvoir des éléments non-arabes, notamment iraniens. Cette thèse a notamment séduit au XIXe siècle certains penseurs comme Arthur de Gobineau, qui y voyait une victoire des Aryens sur les sémites. Pourtant, si le rôle des Persans dans la révolte est incontestable, celle-ci a également rassemblé de nombreux Arabes.

(Le sens du mot « perse » a pris une signification inclusive en français, désignant l’ensemble des Iraniens, alors que cet adjectif s’applique normalement aux seuls iraniens provenant de la province de Perse au sud du pays. On privilégiera donc les termes de « Persans » ou d’ « Iraniens » pour parler des personnes provenant de l’espace ou de la culture iranienne en général, qui s’est étendue jusqu’en Asie centrale. Par convention, on parlera par contre d’ « empire perse » pour parler des Achéménides, des Parthes, et surtout des Sassanides, une expression justifiée par l’origine de ses souverains. Si les Achéménides et les Sassanides venaient bien de la région de Perse, ce n’est pas le cas des Parthes, originaires du Khorassan au nord-est de l’Iran.

 

Le califat abbasside, moins arabe, plus cosmopolite ?

Le soulèvement a commencé en 747  avec la révolte du persan Abu Muslim dans les provinces est de l’empire. En 750, elle aboutit à la prise de pouvoir de la dynastie des Abbassides suite à la bataille du grand Zâb.

La légitimité du califat abbasside est cependant arabe. Les Abbassides prétendent descendre de l’oncle du prophète Mahomet, Al-Abbas. À l’inverse, les Omeyyades étaient une grande famille de la péninsule arabique qui avait même fourni l’un des quatre premiers califes musulmans, Othman, mais leur parenté avec Mahomet était plus lointaine.

Le règne abbasside se distingue par sa volonté de constituer un empire islamique sur la base d’une culture et une religion commune (sans être exclusive), plutôt qu’un empire basé sur la domination d’une ethnie. En ce sens, l’historien Bernard Lewis a opposé le royaume arabe des Omeyyades à l’empire islamique des Abbassides. Cette volonté est aussi perceptible dans l’exogamie de la dynastie régnante : si les califes ont bien institué un pouvoir dynastique, ils ont eu de nombreuses femmes ou concubines non-arabes dont les enfants ont régné.

 

Bagdad, nouvelle capitale des Abbassides

L’un des premiers changements significatifs opérés par les Abbassides a été le déplacement de la capitale de l’empire islamique, de Damas au delta du Tigre et de l’Euphrate. Cette décision n’avait rien de fortuit. En procédant de cette manière, Abu Al-Abbas affirme une continuité avec les grands États moyen-orientaux de l’Antiquité : les royaumes assyriens et babyloniens, et surtout les empires perses. En 762, le successeur d’Abu Al-Abbas, Abu Jafar Al-Mansour, installe le pouvoir dans la nouvelle ville de Bagdad en face de l’ancienne capitale sassanide, Ctésiphon. Selon une conception d’origine iranienne, la ville est bâtie en cercle avec le complexe palatial abritant le souverain en son centre.

 

Une administration puissante, un régime autoritaire, une civilisation brillante


califat abbasside
Miniature tirée d’un manuscrit de maqâma al-Harîrî | Wikimédia Commons

Le souverain abbasside reprend vite à son compte le modèle impérial perse. Il devient un autocrate à l’autorité divine, et s’affranchit ainsi de tous les contre-pouvoirs inhérents aux systèmes tribaux.

En réalité, les Abbassides achèvent là un mouvement ayant commencé sous les Omeyyades et justifié par l’immensité de l’Empire. À l’imitation des Sassanides, qui font office de modèle pour la construction de l’État, une étiquette complexe se met en place. Les Abbassides se montrent même plus autocratiques que leurs prédécesseurs perses, qui avaient dû composer avec une noblesse de plus en plus turbulente et un clergé zoroastrien puissant. À cet égard, la décision d’Al-Mansour (754 – 775), premier calife abbasside, de faire exécuter Abu Muslim, en 755, marque bien le refus de laisser s’élever un chef de guerre, fût-il fondateur du califat, au-dessus du calife.

Très vite, Al-Mansour prend lui-même la tête d’une administration puissante, organisée selon un modèle bureaucratique. Il est assisté de plusieurs « diwans » ou ministères (chancellerie, armée, finances, postes et sûretés…) sous l’autorité d’un Vizir (une institution dont l’origine est peut-être persane), véritable premier ministre et conseiller du prince. Dans les provinces, les « émirs » servent de gouverneurs, assistés d’un «amil », surintendant des finances. Un inspecteur, le maître des postes, contrôlait leur travail et envoyait des rapports directs à Bagdad.

 

Le rôle important des Persans chez les Abbassides

Surtout, le règne des Abbassides a permis de mieux intégrer les populations non-arabes sous la domination islamique. Cela a notamment été le cas des Persans, reconnus pour leur excellence dans l’art du gouvernement et de l’administration. Ainsi, la puissante famille persane (de Bactriane) des Barmécides a monopolisé le vizirat jusqu’à leur suppression brutale sous Haroun Al-Rachid en 803. Elle aura eu le temps de jeter les bases administratives de l’empire tout en se livrant à un intense mécénat culturel.

 

L’apogée du califat abbasside

La califat abbasside en 850 | Wikimédia Commons

Sur ces bases, l’empire islamique atteint son apogée dès le premier siècle de la dynastie abbasside. Elle se situe à l’époque d’Haroun Ar-Rachid (786-809) et de ses fils Al-Amîn (809-813) et Al-Ma’mun (813-833). À leur suite, l’empire commence à se déliter, avec des révoltes de plus en plus nombreuses jusqu’à la fragmentation de l’espace abbasside en différents royaumes à partir de la fin du IXe siècle. Pourtant, les fondations solides posées par les califes de la dynastie assureront la survie d’une civilisation islamique malgré ses divisions. Leur prestige est tel que les Abbassides continueront nominalement à régner à Bagdad jusqu’à la prise de la ville par les Mongols en 1258.

Sous Haroun ar-Rachid, le califat entretient des relations diplomatiques avec Charlemagne.

 

Une brillante civilisation

Cette civilisation a absorbé les savoirs des peuples soumis : Grecs, Perses, Araméens, etc. C’est sous le règne des Abbassides que les sciences islamiques vont se nourrir des travaux des scientifiques de la Grèce antique – grâce à des traductions souvent issues d’auteurs chrétiens – mais aussi de Mésopotamie, d’Iran, voire d’Inde. Cet effort a déjà commencé à l’époque d’Haroun ar-Rachid, mais la civilisation islamique attendra son apogée dans les siècles suivant, alors que l’empire a déjà commencé à se désagréger.

Le premier grand philosophe musulman, Al-Kindi (801 – 873), naît en effet au début du IXe siècle. De nombreux autres penseurs et savants suivront : Al-Razi (Rhazès, 865 – 925), Al-Farabi (920 – 950), Al-Biruni (973 – 1048), Al-Khwarizmi (780 – 850), Ibn Senna (Avicenne, 980 – 1037)… Leurs origines sont diverses mais beaucoup sont persans, et parfaitement conscient de l’être, tel Rhazès et Avicenne. Cela illustre bien la capacité des Abbassides à tirer le meilleur parti de toutes les forces vives de leur empire.

 

Le califat abbasside, musulman et arabe


abbasside civilisation
Manuscrit datant de la période abbasside | Wikimédia Commons

Deux éléments puissants forgent l’unité de la civilisation islamique : la religion musulmane et la langue arabe.

 

L’islam au centre du pouvoir abbasside 

L’islam est la religion incontestée de la classe dominante de l’empire.

Pourtant, pas plus que leurs  prédécesseurs, les Abbassides ne cherchent à convertir de force les populations. Ils se contentent d’accorder le statut de Dhimmis aux non-musulmans appartenant à des « religions du livre ». Ce statut les protège et les autorise à pratiquer leurs propres cultes tout en restreignant leur droit et en limitant très fortement leur accès aux postes les plus importants. Malgré cela, plusieurs juifs ou chrétiens gravitent autour du calife, généralement comme médecins. Surtout, ils sont bien intégrés au tissu économique des régions où ils sont présents, notamment par leur importance dans le domaine de l’artisanat ou du commerce. Ils sont également en contact avec les milieux intellectuels musulmans.

L’islam reste toutefois la religion de l’élite et de la culture « officielle ». Ses adeptes occupent les plus hauts postes et disposent de bien plus de droits que les tenants d’autres cultes. Cela permet de créer une unité de civilisation dans le vaste espace dominé par les descendants d’Abbas, qui s’étend du Pakistan actuel à la Tunisie. Les califes eux-mêmes sont des chefs religieux et successeurs du Prophète.

Ils adhèrent, – à l’exception de quelques-uns d’entre eux au IXe siècle, à commencer par Al-Ma’mun, qui essaient d’imposer le mutazilisme – à l’orthodoxie islamique, qualifiée de « sunnite ». Le chi’isme, professé par les partisans des descendants d’Ali, dernier calife rashidun (les quatre califes ayant suivi Mahomet : Abu Bakr, Omar, Othman et Ali.), s’étend davantage dans certains milieux contestataires. Plusieurs dynasties issues de l’éclatement de l’empire abbasside l’adopteront, tels les Fatimides d’Afrique du Nord ou les Bouyides d’Iran.

Malgré ces divisions, l’islam créé un ensemble de croyances, de doctrines et de rites communs à l’élite de l’empire ainsi qu’une proportion de plus en plus importante de sa population.

 

La puissance de l’arabe

L’arabe reste la langue officielle du califat, même si certains califes, Al-Ma’mun (813 – 833) en premier chef, dont la mère était persane, manifestent des sympathies pour la langue persane. La domination de l’arabe est incontestée, malgré la renaissance du persan vers le Xe siècle. La plupart des ouvrages religieux, juridiques, philosophiques et scientifiques sont écrits en arabe.

C’est ainsi qu’aux XI et XIIe siècles, les Persans Avicenne et Al-Ghazali (1058 – 1111) écrivent leurs œuvres majeures en arabe. Cette langue, à partir du dialecte du nord de la péninsule arabique, s’est considérablement enrichie, au point de devenir un excellent instrument scientifique et philosophique. À cet égard, le cas d’Al-Biruni, est éclairant. Ayant le choix entre sa langue maternelle, le persan, et l’arabe, il choisit finalement ce dernier pour sa clarté et sa précision.

La poésie arabe s’illustre également à l’époque abbasside avec de grands maîtres tels qu’Abu Nawas (756 – 814), Abu Tammam (788 – 845) ou Al-Mutanabbi (915 – 965) qui profitent largement du soutien de la cour califale ou des milieux dirigeants.

La culture abbasside s’impose également en Espagne, pourtant aux mains de leurs ennemis omeyyades. En effet, les souverains d’Al-Andalus, reconnaissent officiellement la supériorité culturelle de leurs rivaux d’Orient et importent – avec quelques penseurs ou artistes – certains de leurs goûts dans la péninsule ibérique. La gloire de Cordoue à partir du Xe siècle est en quelque sorte l’héritière de celle de sa rivale Bagdad au cours des siècles précédents.

Cette domination de la langue arabe n’est pas anodine. À l’époque abbasside, l’adjectif « arabe » cesse de désigner les seuls descendants des premiers conquérants musulmans. En effet, de nombreux peuples soumis adoptent la langue de leurs vainqueurs. Quant au pouvoir abbasside, il encourage la création d’une culture globale se nourrissant des apports de tous les éléments de son empire, mais s’exprimant dans une lingua franca commune.

Un des héritages de cette période est l’existence d’un monde arabe de l’Afrique du nord à l’Irak. Le monde iranien (Iran actuel et Asie centrale), lui, a su conserver sa spécificité. Il ne faut toutefois pas oublier que l’arabe était la seule langue de ses élites jusqu’à l’éclatement de l’empire abbasside. Même ensuite, les élites persanes n’abandonneront que progressivement cette langue, dont la philosophie, la science et surtout la théologie et le droit resteront longtemps des bastions. L’influence de l’arabe sur le persan  (notamment le farsi et le dari qui en est une version un peu plus archaïque) a été très forte, notamment dans l’apport lexical. Quant à l’alphabet des conquérants, il fut adopté par la majeure partie du monde musulman.

(Il est encore utilisé pour la plupart des langues iraniennes (farsi, kurde…). Les locuteurs des langues turques d’Anatolie et d’Asie centrale l’ont abandonné au XXe siècle. Les puissances coloniales européennes ont aussi imposé leur alphabet en Asie du sud-est au XIXe siècle.)

 

La force du souvenir du Califat abbasside


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Un manuscrit arabe, datant de 1200, intitulé Anatomie de l’œil, écrit par al-Mutadibih | Wikimédia Commons

Le souvenir du califat abbasside est prégnant dans l’imaginaire musulman. Pour les Arabes, il s’agit de la dynastie qui a porté leur culture à son apogée, avant le renouveau persan et les invasions turques, deux mouvements qui, en se joignant, ont largement déterminé les évolutions de la civilisation musulmane à partir du XIe siècle. Cette période fait donc figure d’âge d’or.

À l’inverse, les Iraniens estiment que les Abbassides ont su créé un empire en dépassant le stade de la domination arabe pour créer un empire musulman inclusif, intégrant donc de nombreux éléments persans. Quant aux peuples turcs, ils ont longtemps fait de ce califat un idéal politique, comme cela a été le cas pour l’empire ottoman à partir du début du XVe siècle lorsque son Sultan prit le titre de Calife.

L’éclat des Abbassides, incontestable, s’inscrit toutefois dans la continuité de celui des Omeyyades, comme l’a noté l’historien Albert Hourani. Ainsi, les nouveaux califes ont innové en accordant d’emblée une place importante aux non-arabes ou aux récents convertis, mais leur administration doit beaucoup à l’oeuvre de leurs prédécesseurs. Plus largement, les deux dynasties ont repris des éléments essentiels des anciens empires romain et perse. Dans le domaine politique, en particulier, le modèle de l’empire sassanide a profondément influencé les Abbassides et a fourni les bases, avec l’Islam, de leur idéologie « impériale ».

Pour autant, l’unité politique de l’empire abbasside n’a pas duré longtemps : moins d’un siècle et demi. De cet immense empire, le calife ne pouvait en gérer directement que le centre (correspondant à l’Irak actuel). La puissante administration abbasside accordait beaucoup d’autonomie aux gouverneurs ou chefs militaires locaux, dont le pouvoir s’est progressivement accru jusqu’à l’éclatement à partir du Xe siècle, avec l’apparition des Fatimides en Afrique du Nord, puis des Saffarides ou des Samanides dans le Khorassan, et des Bouyides dans l’Iran occidental. En outre, plusieurs de ces nouveaux régimes se sont appuyés sur le chi’isme qui pouvait faire office de confession contestataire face au calife garant de l’orthodoxie. Ainsi, dès cette date, l’autorité réelle du calife abbasside prend fin, les Bouyides ne tardant pas à prendre Bagdad. Malgré leur chi’isme, ils maintiendront pourtant le monarque en place, signe de son prestige durable.