Cet article vous propose 100 citations dâAlbert Camus (1913 â 1960) livrĂ©es, pour la plupart, in extenso. En effet, nombre de sites internet ne proposent que des versions tronquĂ©es ou faussĂ©es de certaines phrases tirĂ©es de son oeuvre, ce qui les rend souvent presque incomprĂ©hensibles. Albert Camus, Ă©crivain, philosophe, journaliste, est lâauteur dâune oeuvre centrĂ©e sur lâabsurde, câest-Ă -dire la condition de lâhomme moderne qui vit dans un monde dĂ©nuĂ© de sens, et sur la rĂ©ponse Ă cette condition, la rĂ©volte. Lâoeuvre de Camus ne sây limite cependant pas. Dâautres thĂšmes marquent son oeuvre, Ă lâimage de lâAlgĂ©rie, dont il est originaire.
Voir ici : 74 citations de Clemenceau
Citations de Camus tirĂ©es de LâEnvers et lâEndroit (1937)
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WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
Lâenvers et lâendroit est une oeuvre de jeunesse de Camus composĂ©e de cinq essais.
1. Ce que jâai dit ne reste pas moins vrai. Je rencontre parfois des gens qui vivent au milieu de fortunes que je ne peux mĂȘme pas imaginer. Il me faut cependant un effort pour comprendre quâon puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a longtemps, jâai vĂ©cu comblĂ© des biens de ce monde : nous dormions sans toit, sur une plage, je me nourrissais de fruits et je passais la moitiĂ© de mes journĂ©es dans une eau dĂ©serte. Jâai appris Ă cette Ă©poque une vĂ©ritĂ© qui mâa toujours poussĂ© Ă recevoir les signes du confort, ou de lâinstallation, avec ironie, impatience, et quelques fois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le souci du lendemain, donc en privilĂ©giĂ©, je ne sais pas possĂ©der.
2. Je nâenvie rien, ce qui est mon droit, mais je ne pense pas toujours aux envies des autres et cela mâĂŽte de lâimagination, câest- Ă -dire de la bontĂ©. Il est vrai que je me suis fait une maxime pour mon usage personnel : « Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la misĂ©ricorde suffit. » HĂ©las ! on se fait des maximes pour combler les trous de sa propre nature. Chez moi, la misĂ©ricorde dont je parle sâappelle plutĂŽt indiffĂ©rence. Ses effets, on sâen doute, sont moins miraculeux.
Préface de 1958, pp.13-14
3. Sâil est vrai que les seuls paradis sont ceux quâon a perdus, je sais comment nommer ce quelque chose de tendre et dâinhumain qui mâhabite aujourdâhui. Un Ă©migrant revient dans sa patrie. Et moi, je me souviens. Ironie, raidissement, tout se tait et me voici rapatriĂ©. Je ne veux pas remĂącher du bonheur. Câest bien plus simple et câest bien plus facile. Car de ces heures que, du fond de lâoubli, je ramĂšne vers moi, sâest conservĂ© surtout le souvenir intact dâune pure Ă©motion, dâun instant suspendu dans lâĂ©ternitĂ©. Cela seul est vrai en moi et je le sais toujours trop tard. Nous aimons le flĂ©chissement dâun geste, lâopportunitĂ© dâun arbre dans le paysage. Et pour recrĂ©er tout cet amour, nous nâavons quâun dĂ©tail, mais qui suffit : une odeur de chambre trop longtemps fermĂ©e, le son singulier dâun pas sur la route. Ainsi de moi. Et si jâaimais alors en me donnant, enfin jâĂ©tais moi-mĂȘme puisquâil nây a que lâamour qui nous rende Ă nous-mĂȘmes.
p.30
4. Jâadmire quâon puisse trouver au bord de la MĂ©diterranĂ©e des certitudes et des rĂšgles de vie, quâon y satisfasse sa raison et quâon y justifie un optimisme et un sens social. Car enfin, ce qui me frappait alors ce nâĂ©tait pas un monde fait Ă la mesure de lâhomme â mais qui se refermait sur lâhomme. Non, si le langage de ces pays sâaccordait Ă ce qui rĂ©sonnait profondĂ©ment en moi, ce nâest pas parce quâil rĂ©pondait Ă mes questions, mais parce quâil les rendait inutiles. Ce nâĂ©tait pas des actions de grĂąces qui pouvaient me monter aux lĂšvres, mais ce Nada qui nâa pu naĂźtre que devant des paysages Ă©crasĂ©s de soleil. Il nây a pas dâamour de vivre sans dĂ©sespoir de vivre.
p.53
Il ajoute dans la préface de 1958 :
5. « Il nây a pas dâamour de vivre sans dĂ©sespoir de vivre », ai-je Ă©crit, non sans emphase, dans ces pages. Je ne savais pas Ă lâĂ©poque Ă quel point je disais vrai ; je nâavais pas encore traversĂ© les temps du vrai dĂ©sespoir.
p.17
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de Noces (1939)
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StĂšle en mĂ©moire des Noces Ă Tipaza dâAlbert Camus | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
Noces est un recueil dâessais dans lesquels Albert Camus revient sur sa jeunesse algĂ©rienne.
6. Il nây a pas de honte Ă ĂȘtre heureux. Mais aujourdâhui lâimbĂ©cile est roi, et jâappelle imbĂ©cile celui qui a peur de jouir.
7. Jâentends bien quâun tel peuple ne peut ĂȘtre acceptĂ© de tous. Ici, lâintelligence nâa pas de place comme en Italie. Cette race est indiffĂ©rente Ă lâesprit. Elle a le culte et lâadmiration du corps. Elle en tire sa force, son cynisme naĂŻf, et une vanitĂ© puĂ©rile qui lui vaut dâĂȘtre sĂ©vĂšrement jugĂ©e. On lui reproche communĂ©ment sa « mentalitĂ© », câest- Ă -dire une façon de voir et de vivre. Et il est vrai quâune certaine intensitĂ© de vie ne va pas sans injustice. Voici pourtant un peuple sans passĂ©, sans tradition et cependant non sans poĂ©sie â mais dâune poĂ©sie dont je sais bien la qualitĂ© dure, charnelle, loin de la tendresse, celle mĂȘme de leur ciel, la seule Ă la vĂ©ritĂ© qui mâĂ©meuve et me rassemble. Le contraire dâun peuple civilisĂ©, câest un peuple crĂ©ateur. Ces barbares qui se prĂ©lassent sur des plages, jâai lâespoir insensĂ© quâĂ leur insu peut-ĂȘtre, ils sont en train de modeler le visage dâune culture oĂč la grandeur de lâhomme trouvera enfin son vrai visage. Ce peuple tout entier jetĂ© dans son prĂ©sent vit sans mythes, sans consolation. Il a mis tous ses biens sur cette terre et reste dĂšs lors sans dĂ©fense contre la mort. Les dons de la beautĂ© physique lui ont Ă©tĂ© prodiguĂ©.
p.35
8. De la boĂźte de Pandore oĂč grouillaient les maux de lâhumanitĂ©, les Grecs firent sortir lâespoir aprĂšs tous les autres, comme le plus terrible de tous. Je ne connais pas de symbole plus Ă©mouvant. Car lâespoir, au contraire de ce quâon croit, Ă©quivaut Ă la rĂ©signation. Et vivre, câest ne pas se rĂ©signer.
p.37
9. Je me trompe peut-ĂȘtre. Car enfin je fus heureux Ă Florence et tant dâautres avant moi. Mais quâest-ce que le bonheur sinon le simple accord entre un ĂȘtre et lâexistence quâil mĂšne ? Et quel accord plus lĂ©gitime peut unir lâhomme Ă la vie sinon la double conscience de son dĂ©sir de durĂ©e et son destin de mort ?
pp.46-47
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es du Mythe de Sisyphe (1942)
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Sisyphe, par Franz von Stuck, 1920 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
Le Mythe de Sisyphe fait partie du cycle de lâabsurde, avec LâĂ©tranger (1942), Caligula (1944) et Le malentendu (1944). Câest le plus cĂ©lĂšbres des essais philosophiques dâAlbert Camus, dans lequel il introduit sa philosophie de lâabsurde.
Camus sur lâabsurde
10. Il nây a quâun problĂšme philosophique vraiment sĂ©rieux : câest le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine dâĂȘtre vĂ©cue, câest rĂ©pondre Ă la question fondamentale de la philosophie.
11. On nâa jamais traitĂ© du suicide que comme dâun phĂ©nomĂšne social. Au contraire, il est question ici, pour commencer, du rapport entre la pensĂ©e individuelle et le suicide. Un geste comme celui-ci se prĂ©pare dans le silence du cĆur au mĂȘme titre quâune grande Ćuvre. Lâhomme lui-mĂȘme lâignore. Un soir, il tire ou il plonge. Dâun gĂ©rant dâimmeubles qui sâĂ©tait tuĂ©, on me disait un jour quâil avait perdu sa fille depuis cinq ans, quâil avait beaucoup changĂ© depuis et que cette histoire « lâavait minĂ© ». On ne peut souhaiter de mot plus exact. Commencer Ă penser, câest commencer dâĂȘtre minĂ©. La sociĂ©tĂ© nâa pas grand-chose Ă voir dans ces dĂ©buts. Le ver se trouve au cĆur de lâhomme. Câest lĂ quâil faut le chercher. Ce jeu mortel qui mĂšne de la luciditĂ© en face de lâexistence Ă lâĂ©vasion hors de la lumiĂšre, il faut le suivre et le comprendre.
p.13
12. Se tuer, dans un sens, et comme au mĂ©lodrame, câest avouer. Câest avouer quâon est dĂ©passĂ© par la vie ou quâon ne la comprend pas.
p.14
13. Je disais que le monde est absurde et jâallais trop vite. Ce monde en lui-mĂȘme nâest pas raisonnable, câest tout ce quâon en peut dire. Mais ce qui est absurde, câest la confrontation de cet irrationnel et de ce dĂ©sir Ă©perdu de clartĂ© dont lâappel rĂ©sonne au plus profond de lâhomme.
p.26
14. Sur un tout autre plan, celui de la mĂ©thode, par leurs outrances mĂȘmes, Husserl et les phĂ©nomĂ©nologues restituent le monde dans sa diversitĂ© et nient le pouvoir transcendant de la raison. Lâunivers spirituel sâenrichit avec eux de façon incalculable. Le pĂ©tale de rose, la borne kilomĂ©trique ou la main humaine ont autant dâimportance que lâamour, le dĂ©sir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce nâest plus unifier, rendre familiĂšre lâapparence sous le visage dâun grand principe. Penser, câest rĂ©apprendre Ă voir, Ă ĂȘtre attentif, câest diriger sa conscience. Câest faire de chaque idĂ©e et de chaque image, Ă la façon de Proust, un lieu privilĂ©giĂ©. Paradoxalement, tout est privilĂ©giĂ©. Ce qui justifie la pensĂ©e, câest son extrĂȘme conscience.
p.30
15.Sur le plan de lâintelligence, je puis donc dire que lâabsurde nâest pas dans lâhomme (si une pareille mĂ©taphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur prĂ©sence commune. Il est pour le moment le seul lien qui les unisse. Si jâen veux rester aux Ă©vidences, je sais ce que veut lâhomme, je sais ce que lui offre le monde et maintenant je puis dire que je sais encore ce qui les unit. Je nâai pas besoin de creuser plus avant. Une seule certitude suffit Ă celui qui cherche. Il sâagit seulement dâen tirer toutes les consĂ©quences.
pp.33-34
16. Pour Chestov, la raison est vaine, mais il y a quelque chose au-delĂ de la raison. Pour un esprit absurde, la raison est vaine et il nây a rien au-delĂ de la raison.
pp.37-38
17. Câest quâen vĂ©ritĂ© le chemin importe peu, la volontĂ© dâarriver suffit Ă tout.
p.46
18. Lâabsurde, câest la raison lucide qui constate ses limites.
p.48
19. Je comprends alors pourquoi les doctrines qui mâexpliquent tout mâaffaiblissent en mĂȘme temps. Elles me dĂ©chargent du poids de ma propre vie et il faut bien pourtant que je le porte seul. Ă ce tournant, je ne puis concevoir quâune mĂ©taphysique sceptique aille sâallier Ă une morale du renoncement.
p.53
20. Sâil suffisait dâaimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus lâabsurde se consolide. Ce nâest point par manque dâamour que Don Juan va de femme en femme. Il est ridicule de le reprĂ©senter comme un illuminĂ© en quĂȘte de lâamour total. Mais câest bien parce quâil les aime avec un Ă©gal emportement et chaque fois avec tout lui-mĂȘme, quâil lui faut rĂ©pĂ©ter ce don et cet approfondissement. De lĂ que chacune espĂšre lui apporter ce que personne ne lui a jamais donnĂ©. Chaque fois, elles se trompent profondĂ©ment et rĂ©ussissent seulement Ă lui faire sentir le besoin de cette rĂ©pĂ©tition. « Enfin, sâĂ©crie lâune dâelles, je tâai donnĂ© lâamour. » SâĂ©tonnera-t-on que Don Juan en rie : « Enfin ? non, dit-il, mais une fois de plus. » Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ?
p.66
21. Don Juan est-il triste ? Cela nâest pas vraisemblable. Ă peine ferais-je appel Ă la chronique. Ce rire, lâinsolence victorieuse, ce bondissement et le goĂ»t du théùtre, cela est clair et joyeux. Tout ĂȘtre sain tend Ă se multiplier. Ainsi de Don Juan. Mais de plus, les tristes ont deux raisons de lâĂȘtre, ils ignorent ou ils espĂšrent. Don Juan sait et nâespĂšre pas. Il fait penser Ă ces artistes qui connaissent leurs limites, ne les excĂšdent jamais, et dans cet intervalle prĂ©caire oĂč leur esprit sâinstalle, ont toute la merveilleuse aisance des maĂźtres. Et câest bien lĂ le gĂ©nie : lâintelligence qui connaĂźt ses frontiĂšres.
pp.66-67
22. Ne pas croire au sens profond des choses, câest le propre de lâhomme absurde.
p.68
23. Lâhomme absurde est celui qui ne se sĂ©pare pas du temps. Don Juan ne pense pas à « collectionner » les femmes. Il en Ă©puise le nombre et avec elles ses chances de vie. Collectionner, câest ĂȘtre capable de vivre de son passĂ©. Mais lui refuse le regret, cette autre forme de lâespoir. Il ne sait pas regarder les portraits.
p.68
24. Il y a ceux qui sont faits pour vivre et ceux qui sont faits pour aimer. Don Juan du moins le dirait volontiers. Mais ce serait par un raccourci comme il peut en choisir. Car lâamour dont on parle ici est parĂ© des illusions de lâĂ©ternel. Tous les spĂ©cialistes de la passion nous lâapprennent, il nây a dâamour Ă©ternel que contrariĂ©. Il nâest guĂšre de passion sans lutte. Un pareil amour ne trouve de fin que dans lâultime contradiction qui est la mort.
p.69
25. Il sâagit pour lui de voir clair. Nous nâappelons amour ce qui nous lie Ă certains ĂȘtres que par rĂ©fĂ©rence Ă une façon de voir collective et dont les livres et les lĂ©gendes sont responsables. Mais de lâamour, je ne connais que ce mĂ©lange de dĂ©sir, de tendresse et dâintelligence qui me lie Ă tel ĂȘtre. Ce composĂ© nâest pas le mĂȘme pour tel autre. Je nâai pas le droit de recouvrir toutes ces expĂ©riences du mĂȘme nom. Cela dispense de les mener des mĂȘmes gestes. Lâhomme absurde multiplie encore ici ce quâil ne peut unifier. Ainsi dĂ©couvre-t-il une nouvelle façon dâĂȘtre qui le libĂšre au moins autant quâelle libĂšre ceux qui lâapprochent. Il nây a dâamour gĂ©nĂ©reux que celui qui se sait en mĂȘme temps passager et singulier.
p.69
26. Dans lâunivers que Don Juan entrevoit, le ridicule aussi est compris. Il trouverait normal dâĂȘtre chĂątiĂ©. Câest la rĂšgle du jeu. Et câest justement sa gĂ©nĂ©rositĂ© que dâavoir acceptĂ© toute la rĂšgle du jeu. Mais il sait quâil a raison et quâil ne peut sâagir de chĂątiment. Un destin nâest pas une punition.
p.70
27. Quelques archĂ©ologues peut-ĂȘtre chercheront des « tĂ©moignages » de notre Ă©poque. Cette idĂ©e a toujours Ă©tĂ© enseignante. Bien mĂ©ditĂ©e, elle rĂ©duit nos agitations Ă la noblesse profonde quâon trouve dans lâindiffĂ©rence. Elle dirige surtout nos prĂ©occupations vers le plus sĂ»r, câest-Ă -dire vers lâimmĂ©diat. De toutes les gloires, la moins trompeuse est celle qui se vit.
p.73
28. Un homme est plus un homme par les choses quâil tait que par celles quâil dit.
p.78
29. Dans cet univers, lâĆuvre est alors la chance unique de maintenir sa conscience et dâen fixer les aventures. CrĂ©er, câest vivre deux fois. La recherche tĂątonnante et anxieuse dâun Proust, sa mĂ©ticuleuse collection de fleurs, de tapisseries et dâangoisses ne signifient rien dâautre. En mĂȘme temps, elle nâa pas plus de portĂ©e que la crĂ©ation continue et inapprĂ©ciable Ă quoi se livrent tous les jours de leur vie, le comĂ©dien, le conquĂ©rant et tous les hommes absurdes. Tous sâessaient Ă mimer, Ă rĂ©pĂ©ter et Ă recrĂ©er la rĂ©alitĂ© qui est la leur. Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vĂ©ritĂ©s. Lâexistence tout entiĂšre, pour un homme dĂ©tournĂ© de lâĂ©ternel, nâest quâun mime dĂ©mesurĂ© sous le masque de lâabsurde. La crĂ©ation, câest le grand mime.
p.88
30. Pour lâhomme absurde, il ne sâagit plus dâexpliquer et de rĂ©soudre, mais dâĂ©prouver et de dĂ©crire.
p.88
31. Lâartiste au mĂȘme titre que le penseur sâengage et se devient dans son Ćuvre.
p.90
32. LâĆuvre dâart naĂźt du renoncement de lâintelligence Ă raisonner le concret. Elle marque le triomphe du charnel. Câest la pensĂ©e lucide qui la provoque, mais dans cet acte mĂȘme elle se renonce.
p.90
33. Si le monde Ă©tait clair, lâart ne serait pas.
p.91
34.Si Dieu existe, tout dĂ©pend de lui et nous ne pouvons rien contre sa volontĂ©. Sâil nâexiste pas, tout dĂ©pend de nous. Pour Kirilov comme pour Nietzsche, tuer Dieu, câest devenir dieu soi-mĂȘme, câest rĂ©aliser dĂšs cette terre la vie Ă©ternelle dont parle lâĂvangile.
p.99
35. CrĂ©er, câest ainsi donner une forme Ă son destin.
p.106
36. Si ce mythe est tragique, câest que son hĂ©ros est conscient. OĂč serait en effet sa peine, si Ă chaque pas lâespoir de rĂ©ussir le soutenait ? Lâouvrier dâaujourdâhui travaille, tous les jours de sa vie, aux mĂȘmes tĂąches et ce destin nâest pas moins absurde. Mais il nâest tragique quâaux rares moments oĂč il devient conscient. Sisyphe, prolĂ©taire des dieux, impuissant et rĂ©voltĂ©, connaĂźt toute lâĂ©tendue de sa misĂ©rable condition : câest Ă elle quâil pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du mĂȘme coup sa victoire. Il nâest pas de destin qui ne se surmonte par le mĂ©pris.
p.111
37. Je laisse Sisyphe au bas de, la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidĂ©litĂ© supĂ©rieure qui nie les dieux et soulĂšve les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers dĂ©sormais sans maĂźtre ne lui paraĂźt ni stĂ©rile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque Ă©clat minĂ©ral de cette montagne pleine de nuit, Ă lui seul, forme un monde. La lutte elle-mĂȘme vers les sommets suffit Ă remplir un cĆur dâhomme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.
p.112
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de LâĂtranger (1942)
Le plus cĂ©lĂšbre roman dâAlbert Camus, dont lâincipit est restĂ© cĂ©lĂšbre. Il fait partie du cycle de lâabsurde, avec le Mythe de Sisyphe (1942), Caligula (1944) et Le malentendu (1944).
38. Aujourdâhui, maman est morte. Ou peut-ĂȘtre hier, je ne sais pas. Jâai reçu un tĂ©lĂ©gramme de lâasile : « MĂšre dĂ©cĂ©dĂ©e. Enterrement demain. Sentiments distinguĂ©s. » Cela ne veut rien dire. CâĂ©tait peut-ĂȘtre hier.
39. Je nâai jamais aimĂ© ĂȘtre surpris. Quand il mâarrive quelque chose, je prĂ©fĂšre ĂȘtre lĂ .
p.90
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de Caligula (1944)
La piĂšce de théùtre Caligula fait partie du cycle de lâabsurde avec le Mythe de Sisyphe (1942), LâĂ©tranger (1942) et Le malentendu (1944).
40. (Scipion) Je lâaime. Il Ă©tait bon pour moi. Il mâencourageait et je sais par cĆur certaines de ses paroles. Il me disait que la vie nâest pas facile, mais quâil y avait la religion. Lâart, lâamour quâon nous porte. Il rĂ©pĂ©tait souvent que faire souffrir Ă©tait la seule façon de se tromper. Il voulait ĂȘtre un homme juste.
41. (HĂ©licon) Ă vrai dire, ils ne lâont jamais eue, sinon pour frapper ou commander. Il faudra patienter, voilĂ tout. Il faut un jour pour faire un sĂ©nateur et dix ans pour faire un travailleur.
(Caligula) Mais jâai bien peur quâil en faille vingt pour faire un travailleur dâun sĂ©nateur.
p.74
42. (Caligula) Il nây a que la haine pour rendre les gens intelligents.
p.106
43. (Caligula) Câest cela que je comprends aujourdâhui encore, en te regardant. Aimer un ĂȘtre, câest accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour. Drusilla vieille, câĂ©tait bien pis que Drusilla morte. On croit quâun homme souffre parce que lâĂȘtre quâil aime meurt en un jour. Mais sa vraie souffrance est moins futile : câest de sâapercevoir que le chagrin non plus ne dure pas. MĂȘme la douleur est privĂ©e de sens.
p.203
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de Lettres Ă un ami allemand (1945)
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Dresde bombardĂ©e, 1945 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
Lettres Ă un ami allemand est un recueil dâarticles qui avaient Ă©tĂ© publiĂ©s clandestinement sous lâOccupation. Pour en savoir plus.
44. Je nâai jamais cru au pouvoir de la vĂ©ritĂ© par elle-mĂȘme. Mais câest dĂ©jĂ beaucoup de savoir quâĂ Ă©nergie Ă©gale, la vĂ©ritĂ© lâemporte sur le mensonge. Câest Ă ce difficile Ă©quilibre que nous sommes parvenus.
45. Quâest-ce que lâhomme ? Mais lĂ , je vous arrĂȘte, car nous le savons. Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux.
DeuxiĂšme lettre, p.24
46. Jâai choisi la justice au contraire, pour rester fidĂšle Ă la terre. Je continue Ă croire que ce monde nâa pas de sens supĂ©rieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et câest lâhomme, parce quâil est le seul ĂȘtre Ă exiger dâen avoir
QuatriĂšme lettre, p.36
47. DĂšs lâinstant oĂč il est seul, pur, sĂ»r de lui, impitoyable dans ses consĂ©quences, le dĂ©sespoir a une puissance sans merci. Câest celle qui nous a Ă©crasĂ©s pendant que nous hĂ©sitions et que nous avions encore un regard sur des images heureuses. Nous pensions que le bonheur est la plus grande des conquĂȘtes, celle quâon fait contre le destin qui nous est imposĂ©.
p.36
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de La Peste (1947)
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La peste en Ăgypte, William Turner, 1800 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
La Peste inaugure le cycle de la rĂ©volte dans lequel suivront LâĂtat de siĂšge (1948), Les Justes (1949) et lâHomme rĂ©voltĂ© (1951). Câest un roman Ă plusieurs portĂ©es, qui Ă©voque entre autres la rĂ©sistance europĂ©enne contre lâAllemagne nazie.
48. Et sans doute une guerre est certainement trop bĂȘte, mais cela ne lâempĂȘche pas de durer. La bĂȘtise insiste toujours, on sâen apercevrait si lâon ne pensait pas toujours Ă soi.
49. Mais il vient toujours une heure dans lâhistoire oĂč celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. Lâinstituteur le sait bien. Et la question nâest pas de savoir quelle est la rĂ©compense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. Pour ceux de nos concitoyens qui risquaient alors leur vie, ils avaient Ă dĂ©cider si, oui ou non, ils Ă©taient dans la peste et si, oui ou non, il fallait lutter contre elle.
p.125
50. Beaucoup de nouveaux moralistes dans notre ville allaient alors, disant que rien ne servait Ă rien et quâil fallait se mettre Ă genoux. Et Tarrou, et Rieux, et leurs amis pouvaient rĂ©pondre ceci ou cela, mais la conclusion Ă©tait toujours ce quâils savaient : il fallait lutter de telle ou telle façon et ne pas se mettre Ă genoux. Toute la question Ă©tait dâempĂȘcher le plus dâhommes possible de mourir et de connaĂźtre la sĂ©paration dĂ©finitive. Il nây avait pour cela quâun seul moyen qui Ă©tait de combattre la peste. Cette vĂ©ritĂ© nâĂ©tait pas admirable, elle nâĂ©tait que consĂ©quente.
pp.125-126
51. (Tarrou) Justement. Peut-on ĂȘtre un saint sans Dieu, câest le seul problĂšme concret que je connaisse aujourdâhui.
p.232
52. Le docteur Rieux dĂ©cida alors de rĂ©diger le rĂ©cit qui sâachĂšve ici, pour ne pas ĂȘtre de ceux qui se taisent, pour tĂ©moigner en faveur de ces pestifĂ©rĂ©s, pour laisser du moins un souvenir de lâinjustice et de la violence qui leur avaient Ă©tĂ© faites, et pour dire simplement ce quâon apprend au milieu des flĂ©aux, quâil y a dans les hommes plus de choses Ă admirer que de choses Ă mĂ©priser.
p.279
53. Ăcoutant, en effet, les cris dâallĂ©gresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allĂ©gresse Ă©tait toujours menacĂ©e. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et quâon peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaĂźt jamais, quâil peut rester pendant des dizaines dâannĂ©es endormi dans les meubles et le linge, quâil attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-ĂȘtre, le jour viendrait oĂč, pour le malheur et lâenseignement des hommes, la peste rĂ©veillerait ses rats et les enverrait mourir dans une citĂ© heureuse.
pp.279-280
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de LâĂtat de siĂšge (1948)
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Coup dâĂtat de 2013 en Ăgypte | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
PiĂšce de théùtre, deuxiĂšme oeuvre du cycle de la rĂ©volte, avec la Peste (1947), les Justes (1949) et lâHomme rĂ©voltĂ© (1951).
54. (Nada, perchĂ© sur une borne et ricanant) Et voilĂ ! Moi, Nada, lumiĂšre de cette ville par lâinstruction et les connaissances, ivrogne par dĂ©dain de toutes choses et par dĂ©goĂ»t des honneurs, raillĂ© des hommes parce que jâai gardĂ© la libertĂ© du mĂ©pris, je tiens Ă vous donner, aprĂšs ce feu dâartifice, un avertissement gratuit. Je vous informe donc que nous y sommes et que, de plus en plus, nous allons y ĂȘtre.
Remarquez bien que nous y Ă©tions dĂ©jĂ . Mais il fallait un ivrogne pour sâen rendre compte. OĂč sommes-nous donc ? Câest Ă vous, hommes de raison, de le deviner. Moi, mon opinion est faite depuis toujours et je suis ferme sur mes principes : la vie vaut la mort ; lâhomme est du bois dont on fait les bĂ»chers. Croyez-moi vous allez avoir des ennuis. Cette comĂšte-lĂ est mauvais signe. Elle vous alerte !
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de Les Justes (1949)
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Manifestation du 17 octobre 1905, Ilia RĂ©pine, 1907 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
PiĂšce de théùtre, troisiĂšme oeuvre du cycle de la rĂ©volte, avec La Peste (1947), LâĂtat de siĂšge (1948) et lâHomme rĂ©voltĂ© (1951).
55. (Stepan) La libertĂ© est un bagne aussi longtemps quâun seul homme est asservi sur la terre. JâĂ©tais libre et je ne cessais de penser Ă la Russie et Ă ses esclaves.
56. (Stepan) Lâhonneur est un luxe rĂ©serve Ă ceux qui ont des calĂšches.
(Kaliayev) Non. Il est la derniĂšre richesse du pauvre.
p.81
57. (Dora) Il y a trop de sang, trop de dure violence. Ceux qui aiment vraiment la justice nâont pas droit Ă lâamour. Ils sont dressĂ©s comme je suis, la tĂȘte levĂ©e, les yeux fixes. Que viendrait faire lâamour dans ces cĆurs fiers ? Lâamour courbe doucement les tĂȘtes, Yanek. Nous, nous avons la nuque raide.
p.106
58. (Skouratov) On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police.
p.138
59. (Kaliayev) Jâai lancĂ© la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme.
(Skouratov) Sans doute. Mais câest lâhomme qui lâa reçue.
p.141
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de LâHomme rĂ©voltĂ© (1951)
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Albert Camus en 1957 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
Cet essai est la quatriĂšme oeuvre du cycle de la rĂ©volte, avec La Peste (1947), LâĂtat de siĂšge (1948) et Les Justes (1949).
60. Tout le malheur des hommes vient de lâespĂ©rance qui les arrache au silence de la citadelle, qui les jette sur les remparts dans lâattente du salut
61. De ce point de vue, le Nouveau Testament peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une tentative de rĂ©pondre, par avance, Ă tous les CaĂŻn du monde, en adoucissant la figure de Dieu, et en suscitant un intercesseur entre lui et lâhomme. Le Christ est venu rĂ©soudre deux problĂšmes principaux, le mal et la mort, qui sont prĂ©cisĂ©ment les problĂšmes des rĂ©voltĂ©s. Sa solution a consistĂ© dâabord Ă les prendre en charge. Le dieu homme souffre aussi, avec patience. Le mal ni la mort ne lui sont plus absolument imputables, puisquâil est dĂ©chirĂ© et meurt. La nuit du Golgotha nâa autant dâimportance dans lâhistoire des hommes que parce que dans ces tĂ©nĂšbres la divinitĂ©, abandonnant ostensiblement ses privilĂšges traditionnels, a vĂ©cu jusquâau bout, dĂ©sespoir inclus, lâangoisse de la mort. On sâexplique ainsi le Lama sabactani et le doute affreux du Christ Ă lâagonie. Lâagonie serait lĂ©gĂšre si elle Ă©tait sou- tenue par lâespoir Ă©ternel. Pour que le dieu soit un homme, il faut quâil dĂ©sespĂšre.
p.41
62. (Ă propos de Sade) On exalte en lui le philosophe aux fers, et le premier thĂ©oricien de la rĂ©volte absolue. Il pouvait lâĂȘtre en effet. Au fond des prisons, le rĂȘve est sans limites, la rĂ©alitĂ© ne freine rien. Lâintelligence dans les chaĂźnes perd en luciditĂ© ce quâelle gagne en fureur. Sade nâa connu quâune logique, celle des sentiments. Il nâa pas fondĂ© une philosophie, mais poursuivi le rĂȘve monstrueux dâun persĂ©cutĂ©
p.44
63. Ce nâest pas la souffrance de lâenfant qui est rĂ©voltante en elle-mĂȘme, mais le fait que cette souffrance ne soit pas justifiĂ©e. AprĂšs tout, la douleur, lâexil, la claustration, sont quelquefois acceptĂ©s quand la mĂ©decine ou le bon sens nous en persuadent. Aux yeux du rĂ©voltĂ©, ce qui manque Ă la douleur du monde, comme aux instants de son bonheur, câest un principe dâexplication. Lâinsurrection contre le mal demeure, avant tout, une revendication dâunitĂ©. Au monde des condamnĂ©s Ă mort, Ă la mortelle opacitĂ© de la condition, le rĂ©voltĂ© oppose inlassablement son exigence de vie et de transparence dĂ©finitives. Il est Ă la recherche, sans le savoir, dâune morale ou dâun sacrĂ©. La rĂ©volte est une ascĂšse, quoique aveugle. Si le rĂ©voltĂ© blasphĂšme alors, câest dans lâespoir du nouveau dieu. Il sâĂ©branle sous le choc du premier et du plus profond des mouvements religieux, mais il sâagit dâun mouvement religieux déçu. Ce nâest pas la rĂ©volte en elle-mĂȘme qui est noble, mais ce quâelle exige, mĂȘme si ce quâelle obtient est encore ignoble.
p.108
64. (Ă propos de la rĂ©volution hitlerienne) Parlant dâune telle rĂ©volution, Rauschning dit quâelle nâest plus libĂ©ration, justice et essor de lâesprit : elle est « la mort de la libertĂ©, la domination de la violence et lâesclavage de lâesprit ». Le fascisme, câest le mĂ©pris, en effet. Inversement, toute forme de mĂ©pris, si elle intervient en politique, prĂ©pare ou instaure le fascisme.
p.189
65. Tout homme est un criminel qui sâignore. Le criminel objectif est celui qui, justement, croyait ĂȘtre innocent. Son action, il la jugeait subjectivement inoffensive, ou mĂȘme favorable Ă lâavenir de la justice.
p.250
66. Le goĂ»t de la possession nâest quâune autre forme du dĂ©sir de durer ; câest lui qui fait le dĂ©lire impuissant de lâamour. Aucun ĂȘtre, mĂȘme le plus aimĂ©, et qui nous le rende le mieux, nâest jamais en notre possession. Sur la terre cruelle oĂč les amants meurent parfois sĂ©parĂ©s, naissent toujours divisĂ©s, la possession totale dâun ĂȘtre, la communion absolue dans le temps entier de la vie est une impossible exigence.
p.269
67. Les hĂ©ros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers nâest ni plus beau ni plus Ă©difiant que le nĂŽtre. Mais eux, du moins, courent jusquâau bout de leur destin et il nâest mĂȘme jamais de si bouleversants hĂ©ros que ceux qui vont jusquâĂ lâextrĂ©mitĂ© de leur passion, Kirilov et Stavroguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de ClĂšves. Câest ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous nâachevons jamais.
p.271
68. La logique du rĂ©voltĂ© est de vouloir servir la justice pour ne pas ajouter Ă lâinjustice de la condition, de sâefforcer au langage clair pour ne pas Ă©paissir le mensonge universel et de parier, face Ă la douleur des hommes, pour le bonheur.
p.293
69. On comprend alors que la rĂ©volte ne peut se passer dâun Ă©trange amour. Ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en lâhistoire se condamnent Ă vivre pour ceux qui, comme eux, ne peuvent pas vivre : pour les humiliĂ©s. Le mouvement le plus pur de la rĂ©volte se couronne alors du cri dĂ©chirant de Karamazov : sâils ne sont pas tous sauvĂ©s, Ă quoi bon le salut dâun seul ! Ainsi, des condamnĂ©s catholiques, dans les cachots dâEspagne, refusent aujourdâhui la communion parce que les prĂȘtres du rĂ©gime lâont rendue obligatoire dans certaines prisons. Ceux-lĂ aussi, seuls tĂ©moins de lâinnocence crucifiĂ©e, refusent le salut, sâil doit ĂȘtre payĂ© de lâinjustice et de lâoppression. Cette folle gĂ©nĂ©rositĂ© est celle de la rĂ©volte, qui donne sans tarder sa force dâamour et refuse sans dĂ©lai lâinjustice. Son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer Ă la vie prĂ©sente et Ă ses frĂšres vivants. Câest ainsi quâelle prodigue aux hommes Ă venir. La vraie gĂ©nĂ©rositĂ© envers lâavenir consiste Ă tout donner au prĂ©sent.
p.313
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es de LâĂtĂ© (1954)

Dans cet essai, Albert Camus Ă©voque Oran et lâAlgĂ©rie dont il est originaire. Cet extrait sur Tipasa renvoie Ă une premiĂšre Ă©vocation dans Noces.
70. Ă midi sur les pentes Ă demi sableuses et couvertes dâhĂ©liotropes comme dâune Ă©cume quâauraient laissĂ©e en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, Ă cette heure, se soulevait Ă peine dâun mouvement Ă©puisĂ© et je rassasiais les deux soifs quâon ne peut tromper longtemps sans que lâĂȘtre se dessĂšche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance Ă nâĂȘtre pas aimĂ© ; il y a du malheur Ă ne point aimer. Nous tous, aujourdâhui, mourons de ce malheur. Câest que le sang, les haines dĂ©charnent le cĆur lui-mĂȘme ; la longue revendication de la justice Ă©puise lâamour qui pourtant lui a donnĂ© naissance. Dans la clameur oĂč nous vivons, lâamour est impossible et la justice ne suffit pas. Câest pourquoi lâEurope hait le jour et ne sait quâopposer lâinjustice Ă elle-mĂȘme. Mais pour empĂȘcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient quâune pulpe amĂšre et sĂšche, je redĂ©couvrais Ă Tipasa quâil fallait garder intactes en soi une fraĂźcheur, une source de joie, aimer le jour qui Ă©chappe Ă lâinjustice, et retourner au combat avec cette lumiĂšre conquise. Je retrouvais ici lâancienne beautĂ©, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires annĂ©es de notre folie le souvenir de ce ciel ne mâavait jamais quittĂ©. CâĂ©tait lui qui pour finir mâavait empĂȘchĂ© de dĂ©sespĂ©rer. Jâavais toujours su que les ruines de Tipasa Ă©taient plus jeunes que nos chantiers ou nos dĂ©combres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumiĂšre toujours neuve. Ă lumiĂšre ! câest le cri de tous les personnages placĂ©s, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier Ă©tait aussi le nĂŽtre et je le savais maintenant. Au milieu de lâhiver, jâapprenais enfin quâil y avait en moi un Ă©tĂ© invincible.
Citations dâAlbert Camus tirĂ©es dâActuelles et de Combat (1950 â 1958)
Actuelles est recueil de chroniques écrites par Albert Camus. Elles se présentent en trois volumes :
- Actuelles I : Chroniques 1944-1948 (1950)
- Actuelles II : Chroniques 1948-1953 (1953)
- Actuelles III : Chroniques 1939-1958 (1958) sous titrées Chroniques algériennes
71. Rien nâest donnĂ© aux hommes et le peu quâils peuvent conquĂ©rir se paye de morts injustes. Mais la grandeur de lâhomme nâest pas lĂ . Elle est dans sa dĂ©cision dâĂȘtre plus fort que sa condition.
La nuit de la vérité, combat, 25 août 1944
72. Il est un autre apport du journaliste au public. Il rĂ©side dans le commentaire politique et moral de lâactualitĂ©. En face des forces dĂ©sordonnĂ©es de lâhistoire, dont les informations sont le reflet, il peut ĂȘtre bon de noter, au jour le jour, la rĂ©flexion dâun esprit ou les observations communes de plusieurs esprits. Mais cela ne peut se faire sans scrupule, sans distance et sans une certaine idĂ©e de la relativitĂ©. Certes, le goĂ»t de la vĂ©ritĂ© nâempĂȘche pas la prise de parti.
Le journalisme critique, Combat, 8 septembre 1944
73. La civilisation mĂ©canique vient de parvenir Ă son dernier degrĂ© de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou lâutilisation intelligente des conquĂȘtes scientifiques.
Sur Hiroshima, Combat, 8 août 1945
74. Le christianisme dans son essence (et câest sa paradoxale grandeur) est une doctrine de lâinjustice. Il est fondĂ© sur le sacrifice de lâinnocent et lâacceptation de ce sacrifice. La justice au contraire, et Paris vient de le prouver dans ses nuits illuminĂ©es des flammes de lâinsurrection, ne va pas sans la rĂ©volte.
Combat, 8 septembre 1944 Actuelles I, p.38
75. De tout cela, nous pouvons tirer quâil nây a pas dâordre sans Ă©quilibre et sans accord. Pour lâordre social, ce sera un Ă©quilibre entre le gouvernement et ses gouvernĂ©s. Et cet accord doit se faire au nom dâun principe supĂ©rieur. Ce principe, pour nous, est la justice. Il nây a pas dâordre sans justice et lâordre idĂ©al des peuples rĂ©side dans leur bonheur.
Combat 12 octobre 1944, Actuelles I, p.43,
76. Dâune juste et saine mĂ©fiance Ă lâĂ©gard des prostitutions que cette sociĂ©tĂ© bourgeoise infligeait Ă la libertĂ©, on en est venu Ă se dĂ©fier de la libertĂ© mĂȘme. Au mieux, on lâa renvoyĂ©e Ă la fin des temps, en priant que dâici lĂ on veuille bien ne plus en parler. On a dĂ©clarĂ© quâil fallait dâabord la justice, et que pour la libertĂ©, on verrait aprĂšs, comme si des esclaves pouvaient jamais espĂ©rer obtenir justice.
Le pain et la liberté, Actuelle II, p.97
Tirées de La chute (1956)
Dans ce roman, Albert Camus aborde le thĂšme de lâinaction et de ses consĂ©quences.
77. Lâhomme est ainsi, cher monsieur, il a deux faces : il ne peut pas aimer sans sâaimer.
78. Jâarrivais Ă mes fins, Ă peu prĂšs quand je voulais. On me trouvait du charme, imaginez cela ! Le charme : une maniĂšre de sâentendre rĂ©pondre âouiâ sans avoir posĂ© aucune question claire.
p.36
79. Nâattendez pas le jugement dernier. Il a lieu tous les jours.
p.66
80. Le plus haut des tourments humains est dâĂȘtre jugĂ© sans loi.
p.69
81. Lâessentiel est que tout devienne simple, comme pour lâenfant, que chaque acte soit commandĂ©, que le bien et le mal soient dĂ©signĂ©s de façon arbitraire, donc Ă©vidente. Et moi, je suis dâaccord, tout sicilien et javanais que je sois, avec ça pas chrĂ©tien pour un sou, bien que jâaie de lâamitiĂ© pour le premier dâentre eux. Mais sur les ponts de Paris, jâai appris moi aussi que jâavais peur de la libertĂ©. Vive donc le maĂźtre, quel quâil soit, pour remplacer la loi du ciel. « Notre pĂšre qui ĂȘtes provisoirement ici⊠Nos guides, nos chefs dĂ©licieusement sĂ©vĂšres, ĂŽ conducteurs cruels et bien-aimĂ©s⊠» Enfin, vous voyez, lâessentiel est de nâĂȘtre plus libre et dâobĂ©ir, dans le repentir, Ă plus coquin que soi. Quand nous serons tous coupables, ce sera la dĂ©mocratie.
p.78-79
Tirées de Réflexions sur la guillotine
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La mort de Louis XV | WikimĂ©dia Commons | 100 citations dâAlbert Camus
82. Beaucoup de lĂ©gislations considĂšrent comme plus grave le crime prĂ©mĂ©ditĂ© que le crime de pure violence. Mais quâest-ce donc que lâexĂ©cution capitale, sinon le plus prĂ©mĂ©ditĂ© des meurtres, auquel aucun forfait de criminel, si calculĂ© soit-il, ne peut ĂȘtre comparĂ© ? Pour quâil y ait Ă©quivalence, il faudrait que la peine de mort chĂątiĂąt un criminel qui aurait averti sa victime de lâĂ©poque oĂč il lui donnerait une mort horrible et qui, Ă partir de cet instant, lâaurait sĂ©questrĂ©e Ă merci pendant des mois. Un tel monstre ne se rencontre pas dans le privĂ©.
Tirées du discours de réception du prix Nobel de littérature (1957)
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WikimĂ©dia Commons| 100 citations dâAlbert Camus
Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature en 1957.
83. Lâart nâest pas Ă mes yeux une rĂ©jouissance solitaire. Il est un moyen dâĂ©mouvoir le plus grand nombre dâhommes en leur offrant une image privilĂ©giĂ©e des souffrances et des joies communes.
[âŠ]
84. Et celui qui, souvent, a choisi son destin dâartiste parce quâil se sentait diffĂ©rent apprend bien vite quâil ne nourrira son art, et sa diffĂ©rence, quâen avouant sa ressemblance avec tous. Lâartiste se forge dans cet aller retour perpĂ©tuel de lui aux autres, Ă mi-chemin de la beautĂ© dont il ne peut se passer et de la communautĂ© Ă laquelle il ne peut sâarracher. Câest pourquoi les vrais artistes ne mĂ©prisent rien ; ils sâobligent Ă comprendre au lieu de juger.
[âŠ]
85. Chaque gĂ©nĂ©ration, sans doute, se croit vouĂ©e Ă refaire le monde. La mienne sait pourtant quâelle ne le refera pas. Mais sa tĂąche est peut-ĂȘtre plus grande. Elle consiste Ă empĂȘcher que le monde se dĂ©fasse.
Tirées des Carnets (posthumes)
Les Carnets se rapprochent dâun journal intime, dans lequel Camus prenait des notes pour son travail. Ils se prĂ©sentent en trois volumes :
- Carnets I : mai 1935-février 1942 (1962) ;
- Carnets II : janvier 1942-mars 1951 (1964) ;
- Carnets III : mars 1951-décembre 1959 (1989).
Carnets I
86. La tentation la plus dangereuse : ne ressembler Ă rien.
87. Le besoin dâavoir raison, marque dâesprit vulgaire.
Août 1937, p.35
88. Aller jusquâau bout, ce nâest pas seulement rĂ©sister mais aussi se laisser aller.
Août 1937, p.46
89. Les nuages grossissent au-dessus du cloĂźtre et la nuit peu Ă peu assombrit les dalles oĂč sâinscrit la morale dont on dote ceux qui sont morts. Si jâavais Ă Ă©crire ici un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la derniĂšre, jâĂ©crirais : « Je ne connais quâun seul devoir et câest celui dâaimer. »
Août 1937, à la basilique de la Santissima Annuziata à Florence, p.55
90. Solitude, luxe des riches.
23 septembre 1937, p.63
91. Il nây a quâun cas oĂč le dĂ©sespoir soit pur. Câest celui du condamnĂ© Ă mort (quâon nous permette une petite Ă©vocation). On pourrait demander Ă un dĂ©sespĂ©rĂ© dâamour sâil veut ĂȘtre guillotinĂ© le lendemain, et il refuserait. Ă cause de lâhorreur du supplice ? Oui. Mais lâhorreur naĂźt ici de la certitude â plutĂŽt de lâĂ©lĂ©ment mathĂ©matique qui compose cette certitude. LâAbsurde est ici parfaitement clair. Câest le contraire dâun irrationnel. Il a tous les signes de lâĂ©vidence. Ce qui est irrationnel, ce qui le serait, câest lâespoir passager et moribond que cela va cesser et que cette mort pourra ĂȘtre Ă©vitĂ©e.
Décembre 38, p.104
92. Ce quâil y a dâexaltant : la terrible solitude. Comme remĂšde Ă la vie en sociĂ©tĂ© : la grande ville. Câest dĂ©sormais le seul dĂ©sert praticable. Le corps ici nâa plus de prestige. Il est couvert, cachĂ© sous des peaux informes. Il nây a que lâĂąme, lâĂąme avec tous ses dĂ©bordements, ses ivrogneries, ses intempĂ©rances dâĂ©motion pleurarde et le reste.
Mars 1940, p.149
Carnets II
93. Trois ans pour faire un livre, cinq lignes pour le ridiculiser â et les citations fausses.
94. Celui qui désespÚre des événements est un lùche, mais celui qui espÚre en la condition humaine est un fou.
1er septembre 1943, p.85
95. Oui, jâai une patrie : la langue française.
Septembre 1950, p.264
96. Tout accomplissement est une servitude. Il oblige Ă un accomplissement plus haut.
Mars 1951, p.270
Carnets III
97. Mauriac. Preuve admirable de la puissance de sa religion : il arrive Ă la charitĂ© sans passer par la gĂ©nĂ©rositĂ©. Il a tort de me renvoyer sans cesse Ă lâangoisse du Christ. Il me semble que jâen ai un plus grand respect que lui, ne mâĂ©tant jamais cru autorisĂ© Ă exposer le supplice de mon sauveur, deux fois la semaine, Ă la premiĂšre page dâun journal de banquiers. Il se dit Ă©crivain dâhumeur. En effet. Mais il a dans lâhumeur une disposition invincible Ă se servir de la croix comme dâune arme de jet. Ce qui en fait un journaliste du premier ordre, et un Ă©crivain du second. DostoĂŻevski de la Gironde.
98. Toute sociĂ©tĂ© est basĂ©e sur lâaristocratie, car celle-ci, la vraie, est exigence Ă lâĂ©gard de soi-mĂȘme et sans cette exigence toute sociĂ©tĂ© meurt.
27 novembre 1954, p.123
99. La dĂ©mocratie ce nâest pas la loi de la majoritĂ© mais la protection de la minoritĂ©.
Novembre 1958, p.244
Autres citations
100. Mal nommer un objet, câest ajouter au malheur de ce monde.
pouvez-vous me dire de quel livre est extrait cette citation que jâai vu chez le neuro-biologiste SĂ©bastien Bohler (je ne suis pas sĂ»r quâelle soit exacte) : âla tragĂ©die de lâhomme câest dâĂȘtre un ĂȘtre de sens dans un monde qui nâen a pas â
Camus , un ami de lâHumanitĂ© !
Câest culturel !
CAMUS , UN AMI DE LâHUMANITĂ© !
DâoĂč vient cette citation de Camus: La fiction est le mensonge par lequel nous disons la vĂ©ritĂ© ?
Merci dâavanceâŠ
Janou
dâoĂč vient cette citation de Camus ? : âMon cĆur vit, mon coeur vit enfin. Il nâest pas vrai que lâindiffĂ©rence avait tout gagnĂ©â
Merci de votre eclairage
Pourquoi le choix dâun pauvre AlgĂ©rien, Ă assassiner froidement ?
Le choix dâun colon ferait oublier vite le roman.
Il nâutilise pas le mot âAlgĂ©rienâ mais âArabeâ. Ă vous de rĂ©flĂ©chir pourquoi.