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Albert Camus : 100 citations sélectionnées
citations d'albert camus 5

Publié le 26/01/2017
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⏳ Temps de lecture : 26 minutes

Cet article vous propose 100 citations d’Albert Camus (1913 – 1960) livrĂ©es, pour la plupart, in extenso. En effet, nombre de sites internet ne proposent que des versions tronquĂ©es ou faussĂ©es de certaines phrases tirĂ©es de son oeuvre, ce qui les rend souvent presque incomprĂ©hensibles. Albert Camus, Ă©crivain, philosophe, journaliste, est l’auteur d’une oeuvre centrĂ©e sur l’absurde, c’est-Ă -dire la condition de l’homme moderne qui vit dans un monde dĂ©nuĂ© de sens, et sur la rĂ©ponse Ă  cette condition, la rĂ©volte. L’oeuvre de Camus ne s’y limite cependant pas. D’autres thĂšmes marquent son oeuvre, Ă  l’image de l’AlgĂ©rie, dont il est originaire. 

Voir ici : 74 citations de Clemenceau

 

Citations de Camus tirĂ©es de L’Envers et l’Endroit (1937)


citations d'albert camus 5
WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

L’envers et l’endroit est une oeuvre de jeunesse de Camus composĂ©e de cinq essais.

 

1. Ce que j’ai dit ne reste pas moins vrai. Je rencontre parfois des gens qui vivent au milieu de fortunes que je ne peux mĂȘme pas imaginer. Il me faut cependant un effort pour comprendre qu’on puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a longtemps, j’ai vĂ©cu comblĂ© des biens de ce monde : nous dormions sans toit, sur une plage, je me nourrissais de fruits et je passais la moitiĂ© de mes journĂ©es dans une eau dĂ©serte. J’ai appris Ă  cette Ă©poque une vĂ©ritĂ© qui m’a toujours poussĂ© Ă  recevoir les signes du confort, ou de l’installation, avec ironie, impatience, et quelques fois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le souci du lendemain, donc en privilĂ©giĂ©, je ne sais pas possĂ©der.

Préface de 1958, p.13

2. Je n’envie rien, ce qui est mon droit, mais je ne pense pas toujours aux envies des autres et cela m’îte de l’imagination, c’est- Ă -dire de la bontĂ©. Il est vrai que je me suis fait une maxime pour mon usage personnel : « Il faut mettre ses principes dans les grandes choses, aux petites la misĂ©ricorde suffit. » HĂ©las ! on se fait des maximes pour combler les trous de sa propre nature. Chez moi, la misĂ©ricorde dont je parle s’appelle plutĂŽt indiffĂ©rence. Ses effets, on s’en doute, sont moins miraculeux.

Préface de 1958, pp.13-14

3. S’il est vrai que les seuls paradis sont ceux qu’on a perdus, je sais comment nommer ce quelque chose de tendre et d’inhumain qui m’habite aujourd’hui. Un Ă©migrant revient dans sa patrie. Et moi, je me souviens. Ironie, raidissement, tout se tait et me voici rapatriĂ©. Je ne veux pas remĂącher du bonheur. C’est bien plus simple et c’est bien plus facile. Car de ces heures que, du fond de l’oubli, je ramĂšne vers moi, s’est conservĂ© surtout le souvenir intact d’une pure Ă©motion, d’un instant suspendu dans l’éternitĂ©. Cela seul est vrai en moi et je le sais toujours trop tard. Nous aimons le flĂ©chissement d’un geste, l’opportunitĂ© d’un arbre dans le paysage. Et pour recrĂ©er tout cet amour, nous n’avons qu’un dĂ©tail, mais qui suffit : une odeur de chambre trop longtemps fermĂ©e, le son singulier d’un pas sur la route. Ainsi de moi. Et si j’aimais alors en me donnant, enfin j’étais moi-mĂȘme puisqu’il n’y a que l’amour qui nous rende Ă  nous-mĂȘmes.

p.30

4. J’admire qu’on puisse trouver au bord de la MĂ©diterranĂ©e des certitudes et des rĂšgles de vie, qu’on y satisfasse sa raison et qu’on y justifie un optimisme et un sens social. Car enfin, ce qui me frappait alors ce n’était pas un monde fait Ă  la mesure de l’homme – mais qui se refermait sur l’homme. Non, si le langage de ces pays s’accordait Ă  ce qui rĂ©sonnait profondĂ©ment en moi, ce n’est pas parce qu’il rĂ©pondait Ă  mes questions, mais parce qu’il les rendait inutiles. Ce n’était pas des actions de grĂąces qui pouvaient me monter aux lĂšvres, mais ce Nada qui n’a pu naĂźtre que devant des paysages Ă©crasĂ©s de soleil. Il n’y a pas d’amour de vivre sans dĂ©sespoir de vivre.

p.53

Il ajoute dans la préface de 1958 :

5. « Il n’y a pas d’amour de vivre sans dĂ©sespoir de vivre », ai-je Ă©crit, non sans emphase, dans ces pages. Je ne savais pas Ă  l’époque Ă  quel point je disais vrai ; je n’avais pas encore traversĂ© les temps du vrai dĂ©sespoir.

p.17

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de Noces (1939)


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StĂšle en mĂ©moire des Noces Ă  Tipaza d’Albert Camus | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

Noces est un recueil d’essais dans lesquels Albert Camus revient sur sa jeunesse algĂ©rienne.

6. Il n’y a pas de honte Ă  ĂȘtre heureux. Mais aujourd’hui l’imbĂ©cile est roi, et j’appelle imbĂ©cile celui qui a peur de jouir.

p.19

7. J’entends bien qu’un tel peuple ne peut ĂȘtre acceptĂ© de tous. Ici, l’intelligence n’a pas de place comme en Italie. Cette race est indiffĂ©rente Ă  l’esprit. Elle a le culte et l’admiration du corps. Elle en tire sa force, son cynisme naĂŻf, et une vanitĂ© puĂ©rile qui lui vaut d’ĂȘtre sĂ©vĂšrement jugĂ©e. On lui reproche communĂ©ment sa « mentalitĂ© », c’est- Ă -dire une façon de voir et de vivre. Et il est vrai qu’une certaine intensitĂ© de vie ne va pas sans injustice. Voici pourtant un peuple sans passĂ©, sans tradition et cependant non sans poĂ©sie – mais d’une poĂ©sie dont je sais bien la qualitĂ© dure, charnelle, loin de la tendresse, celle mĂȘme de leur ciel, la seule Ă  la vĂ©ritĂ© qui m’émeuve et me rassemble. Le contraire d’un peuple civilisĂ©, c’est un peuple crĂ©ateur. Ces barbares qui se prĂ©lassent sur des plages, j’ai l’espoir insensĂ© qu’à leur insu peut-ĂȘtre, ils sont en train de modeler le visage d’une culture oĂč la grandeur de l’homme trouvera enfin son vrai visage. Ce peuple tout entier jetĂ© dans son prĂ©sent vit sans mythes, sans consolation. Il a mis tous ses biens sur cette terre et reste dĂšs lors sans dĂ©fense contre la mort. Les dons de la beautĂ© physique lui ont Ă©tĂ© prodiguĂ©.

p.35

8. De la boĂźte de Pandore oĂč grouillaient les maux de l’humanitĂ©, les Grecs firent sortir l’espoir aprĂšs tous les autres, comme le plus terrible de tous. Je ne connais pas de symbole plus Ă©mouvant. Car l’espoir, au contraire de ce qu’on croit, Ă©quivaut Ă  la rĂ©signation. Et vivre, c’est ne pas se rĂ©signer.

p.37

9. Je me trompe peut-ĂȘtre. Car enfin je fus heureux Ă  Florence et tant d’autres avant moi. Mais qu’est-ce que le bonheur sinon le simple accord entre un ĂȘtre et l’existence qu’il mĂšne ? Et quel accord plus lĂ©gitime peut unir l’homme Ă  la vie sinon la double conscience de son dĂ©sir de durĂ©e et son destin de mort ?

pp.46-47

Citations d’Albert Camus tirĂ©es du Mythe de Sisyphe (1942)


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Sisyphe, par Franz von Stuck, 1920 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

Le Mythe de Sisyphe fait partie du cycle de l’absurde, avec L’étranger (1942), Caligula (1944) et Le malentendu (1944). C’est le plus cĂ©lĂšbres des essais philosophiques d’Albert Camus, dans lequel il introduit sa philosophie de l’absurde.

 

Camus sur l’absurde

10. Il n’y a qu’un problĂšme philosophique vraiment sĂ©rieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’ĂȘtre vĂ©cue, c’est rĂ©pondre Ă  la question fondamentale de la philosophie.

Incipit de l’essai, p.12

11. On n’a jamais traitĂ© du suicide que comme d’un phĂ©nomĂšne social. Au contraire, il est question ici, pour commencer, du rapport entre la pensĂ©e individuelle et le suicide. Un geste comme celui-ci se prĂ©pare dans le silence du cƓur au mĂȘme titre qu’une grande Ɠuvre. L’homme lui-mĂȘme l’ignore. Un soir, il tire ou il plonge. D’un gĂ©rant d’immeubles qui s’était tuĂ©, on me disait un jour qu’il avait perdu sa fille depuis cinq ans, qu’il avait beaucoup changĂ© depuis et que cette histoire « l’avait minĂ© ». On ne peut souhaiter de mot plus exact. Commencer Ă  penser, c’est commencer d’ĂȘtre minĂ©. La sociĂ©tĂ© n’a pas grand-chose Ă  voir dans ces dĂ©buts. Le ver se trouve au cƓur de l’homme. C’est lĂ  qu’il faut le chercher. Ce jeu mortel qui mĂšne de la luciditĂ© en face de l’existence Ă  l’évasion hors de la lumiĂšre, il faut le suivre et le comprendre.

p.13

12. Se tuer, dans un sens, et comme au mĂ©lodrame, c’est avouer. C’est avouer qu’on est dĂ©passĂ© par la vie ou qu’on ne la comprend pas.

p.14

13. Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-mĂȘme n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce dĂ©sir Ă©perdu de clartĂ© dont l’appel rĂ©sonne au plus profond de l’homme.

p.26

14. Sur un tout autre plan, celui de la mĂ©thode, par leurs outrances mĂȘmes, Husserl et les phĂ©nomĂ©nologues restituent le monde dans sa diversitĂ© et nient le pouvoir transcendant de la raison. L’univers spirituel s’enrichit avec eux de façon incalculable. Le pĂ©tale de rose, la borne kilomĂ©trique ou la main humaine ont autant d’importance que l’amour, le dĂ©sir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce n’est plus unifier, rendre familiĂšre l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est rĂ©apprendre Ă  voir, Ă  ĂȘtre attentif, c’est diriger sa conscience. C’est faire de chaque idĂ©e et de chaque image, Ă  la façon de Proust, un lieu privilĂ©giĂ©. Paradoxalement, tout est privilĂ©giĂ©. Ce qui justifie la pensĂ©e, c’est son extrĂȘme conscience.

p.30

15.Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille mĂ©taphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur prĂ©sence commune. Il est pour le moment le seul lien qui les unisse. Si j’en veux rester aux Ă©vidences, je sais ce que veut l’homme, je sais ce que lui offre le monde et maintenant je puis dire que je sais encore ce qui les unit. Je n’ai pas besoin de creuser plus avant. Une seule certitude suffit Ă  celui qui cherche. Il s’agit seulement d’en tirer toutes les consĂ©quences.

pp.33-34

16. Pour Chestov, la raison est vaine, mais il y a quelque chose au-delà de la raison. Pour un esprit absurde, la raison est vaine et il n’y a rien au-delà de la raison.

pp.37-38

17. C’est qu’en vĂ©ritĂ© le chemin importe peu, la volontĂ© d’arriver suffit Ă  tout.

p.46

18. L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites.

p.48

19. Je comprends alors pourquoi les doctrines qui m’expliquent tout m’affaiblissent en mĂȘme temps. Elles me dĂ©chargent du poids de ma propre vie et il faut bien pourtant que je le porte seul. À ce tournant, je ne puis concevoir qu’une mĂ©taphysique sceptique aille s’allier Ă  une morale du renoncement.

p.53

20. S’il suffisait d’aimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus l’absurde se consolide. Ce n’est point par manque d’amour que Don Juan va de femme en femme. Il est ridicule de le reprĂ©senter comme un illuminĂ© en quĂȘte de l’amour total. Mais c’est bien parce qu’il les aime avec un Ă©gal emportement et chaque fois avec tout lui-mĂȘme, qu’il lui faut rĂ©pĂ©ter ce don et cet approfondissement. De lĂ  que chacune espĂšre lui apporter ce que personne ne lui a jamais donnĂ©. Chaque fois, elles se trompent profondĂ©ment et rĂ©ussissent seulement Ă  lui faire sentir le besoin de cette rĂ©pĂ©tition. « Enfin, s’écrie l’une d’elles, je t’ai donnĂ© l’amour. » S’étonnera-t-on que Don Juan en rie : « Enfin ? non, dit-il, mais une fois de plus. » Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ?

p.66

21. Don Juan est-il triste ? Cela n’est pas vraisemblable. À peine ferais-je appel Ă  la chronique. Ce rire, l’insolence victorieuse, ce bondissement et le goĂ»t du théùtre, cela est clair et joyeux. Tout ĂȘtre sain tend Ă  se multiplier. Ainsi de Don Juan. Mais de plus, les tristes ont deux raisons de l’ĂȘtre, ils ignorent ou ils espĂšrent. Don Juan sait et n’espĂšre pas. Il fait penser Ă  ces artistes qui connaissent leurs limites, ne les excĂšdent jamais, et dans cet intervalle prĂ©caire oĂč leur esprit s’installe, ont toute la merveilleuse aisance des maĂźtres. Et c’est bien lĂ  le gĂ©nie : l’intelligence qui connaĂźt ses frontiĂšres.

pp.66-67

22. Ne pas croire au sens profond des choses, c’est le propre de l’homme absurde.

p.68

23. L’homme absurde est celui qui ne se sĂ©pare pas du temps. Don Juan ne pense pas Ă  « collectionner » les femmes. Il en Ă©puise le nombre et avec elles ses chances de vie. Collectionner, c’est ĂȘtre capable de vivre de son passĂ©. Mais lui refuse le regret, cette autre forme de l’espoir. Il ne sait pas regarder les portraits.

p.68

24. Il y a ceux qui sont faits pour vivre et ceux qui sont faits pour aimer. Don Juan du moins le dirait volontiers. Mais ce serait par un raccourci comme il peut en choisir. Car l’amour dont on parle ici est parĂ© des illusions de l’éternel. Tous les spĂ©cialistes de la passion nous l’apprennent, il n’y a d’amour Ă©ternel que contrariĂ©. Il n’est guĂšre de passion sans lutte. Un pareil amour ne trouve de fin que dans l’ultime contradiction qui est la mort.

p.69

25. Il s’agit pour lui de voir clair. Nous n’appelons amour ce qui nous lie Ă  certains ĂȘtres que par rĂ©fĂ©rence Ă  une façon de voir collective et dont les livres et les lĂ©gendes sont responsables. Mais de l’amour, je ne connais que ce mĂ©lange de dĂ©sir, de tendresse et d’intelligence qui me lie Ă  tel ĂȘtre. Ce composĂ© n’est pas le mĂȘme pour tel autre. Je n’ai pas le droit de recouvrir toutes ces expĂ©riences du mĂȘme nom. Cela dispense de les mener des mĂȘmes gestes. L’homme absurde multiplie encore ici ce qu’il ne peut unifier. Ainsi dĂ©couvre-t-il une nouvelle façon d’ĂȘtre qui le libĂšre au moins autant qu’elle libĂšre ceux qui l’approchent. Il n’y a d’amour gĂ©nĂ©reux que celui qui se sait en mĂȘme temps passager et singulier.

p.69

26. Dans l’univers que Don Juan entrevoit, le ridicule aussi est compris. Il trouverait normal d’ĂȘtre chĂątiĂ©. C’est la rĂšgle du jeu. Et c’est justement sa gĂ©nĂ©rositĂ© que d’avoir acceptĂ© toute la rĂšgle du jeu. Mais il sait qu’il a raison et qu’il ne peut s’agir de chĂątiment. Un destin n’est pas une punition.

p.70

27. Quelques archĂ©ologues peut-ĂȘtre chercheront des « tĂ©moignages » de notre Ă©poque. Cette idĂ©e a toujours Ă©tĂ© enseignante. Bien mĂ©ditĂ©e, elle rĂ©duit nos agitations Ă  la noblesse profonde qu’on trouve dans l’indiffĂ©rence. Elle dirige surtout nos prĂ©occupations vers le plus sĂ»r, c’est-Ă -dire vers l’immĂ©diat. De toutes les gloires, la moins trompeuse est celle qui se vit.

p.73

28. Un homme est plus un homme par les choses qu’il tait que par celles qu’il dit.

p.78

29. Dans cet univers, l’Ɠuvre est alors la chance unique de maintenir sa conscience et d’en fixer les aventures. CrĂ©er, c’est vivre deux fois. La recherche tĂątonnante et anxieuse d’un Proust, sa mĂ©ticuleuse collection de fleurs, de tapisseries et d’angoisses ne signifient rien d’autre. En mĂȘme temps, elle n’a pas plus de portĂ©e que la crĂ©ation continue et inapprĂ©ciable Ă  quoi se livrent tous les jours de leur vie, le comĂ©dien, le conquĂ©rant et tous les hommes absurdes. Tous s’essaient Ă  mimer, Ă  rĂ©pĂ©ter et Ă  recrĂ©er la rĂ©alitĂ© qui est la leur. Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vĂ©ritĂ©s. L’existence tout entiĂšre, pour un homme dĂ©tournĂ© de l’éternel, n’est qu’un mime dĂ©mesurĂ© sous le masque de l’absurde. La crĂ©ation, c’est le grand mime.

p.88

30. Pour l’homme absurde, il ne s’agit plus d’expliquer et de rĂ©soudre, mais d’éprouver et de dĂ©crire.

p.88

31. L’artiste au mĂȘme titre que le penseur s’engage et se devient dans son Ɠuvre.

p.90

32. L’Ɠuvre d’art naĂźt du renoncement de l’intelligence Ă  raisonner le concret. Elle marque le triomphe du charnel. C’est la pensĂ©e lucide qui la provoque, mais dans cet acte mĂȘme elle se renonce.

p.90

33. Si le monde Ă©tait clair, l’art ne serait pas.

p.91

34.Si Dieu existe, tout dĂ©pend de lui et nous ne pouvons rien contre sa volontĂ©. S’il n’existe pas, tout dĂ©pend de nous. Pour Kirilov comme pour Nietzsche, tuer Dieu, c’est devenir dieu soi-mĂȘme, c’est rĂ©aliser dĂšs cette terre la vie Ă©ternelle dont parle l’Évangile.

p.99

35. CrĂ©er, c’est ainsi donner une forme Ă  son destin.

p.106

36. Si ce mythe est tragique, c’est que son hĂ©ros est conscient. OĂč serait en effet sa peine, si Ă  chaque pas l’espoir de rĂ©ussir le soutenait ? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mĂȘmes tĂąches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments oĂč il devient conscient. Sisyphe, prolĂ©taire des dieux, impuissant et rĂ©voltĂ©, connaĂźt toute l’étendue de sa misĂ©rable condition : c’est Ă  elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du mĂȘme coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mĂ©pris.

p.111

37. Je laisse Sisyphe au bas de, la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidĂ©litĂ© supĂ©rieure qui nie les dieux et soulĂšve les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers dĂ©sormais sans maĂźtre ne lui paraĂźt ni stĂ©rile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque Ă©clat minĂ©ral de cette montagne pleine de nuit, Ă  lui seul, forme un monde. La lutte elle-mĂȘme vers les sommets suffit Ă  remplir un cƓur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

p.112

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de L’Étranger (1942)

Le plus cĂ©lĂšbre roman d’Albert Camus, dont l’incipit est restĂ© cĂ©lĂšbre. Il fait partie du cycle de l’absurde, avec le Mythe de Sisyphe  (1942), Caligula (1944) et Le malentendu (1944).

38. Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-ĂȘtre hier, je ne sais pas. J’ai reçu un tĂ©lĂ©gramme de l’asile : « MĂšre dĂ©cĂ©dĂ©e. Enterrement demain. Sentiments distinguĂ©s. Â» Cela ne veut rien dire. C’était peut-ĂȘtre hier.

Incipit, p.9

39. Je n’ai jamais aimĂ© ĂȘtre surpris. Quand il m’arrive quelque chose, je prĂ©fĂšre ĂȘtre lĂ .

p.90

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de Caligula (1944)

La piĂšce de théùtre Caligula fait partie du cycle de l’absurde avec le Mythe de Sisyphe (1942), L’étranger (1942) et Le malentendu (1944).

40. (Scipion) Je l’aime. Il Ă©tait bon pour moi. Il m’encourageait et je sais par cƓur certaines de ses paroles. Il me disait que la vie n’est pas facile, mais qu’il y avait la religion. L’art, l’amour qu’on nous porte. Il rĂ©pĂ©tait souvent que faire souffrir Ă©tait la seule façon de se tromper. Il voulait ĂȘtre un homme juste.

p.38

41. (HĂ©licon) À vrai dire, ils ne l’ont jamais eue, sinon pour frapper ou commander. Il faudra patienter, voilĂ  tout. Il faut un jour pour faire un sĂ©nateur et dix ans pour faire un travailleur.

(Caligula) Mais j’ai bien peur qu’il en faille vingt pour faire un travailleur d’un sĂ©nateur.

p.74

42. (Caligula) Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents.

p.106

43. (Caligula) C’est cela que je comprends aujourd’hui encore, en te regardant. Aimer un ĂȘtre, c’est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour. Drusilla vieille, c’était bien pis que Drusilla morte. On croit qu’un homme souffre parce que l’ĂȘtre qu’il aime meurt en un jour. Mais sa vraie souffrance est moins futile : c’est de s’apercevoir que le chagrin non plus ne dure pas. MĂȘme la douleur est privĂ©e de sens.

p.203

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de Lettres Ă  un ami allemand (1945)


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Dresde bombardĂ©e, 1945 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

Lettres Ă  un ami allemand est un recueil d’articles qui avaient Ă©tĂ© publiĂ©s clandestinement sous l’Occupation. Pour en savoir plus.

44. Je n’ai jamais cru au pouvoir de la vĂ©ritĂ© par elle-mĂȘme. Mais c’est dĂ©jĂ  beaucoup de savoir qu’à Ă©nergie Ă©gale, la vĂ©ritĂ© l’emporte sur le mensonge. C’est Ă  ce difficile Ă©quilibre que nous sommes parvenus.

PremiĂšre lettre, p.20

45. Qu’est-ce que l’homme ? Mais lĂ , je vous arrĂȘte, car nous le savons. Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux.

DeuxiĂšme lettre, p.24

46. J’ai choisi la justice au contraire, pour rester fidĂšle Ă  la terre. Je continue Ă  croire que ce monde n’a pas de sens supĂ©rieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul ĂȘtre Ă  exiger d’en avoir

QuatriĂšme lettre, p.36

47. DĂšs l’instant oĂč il est seul, pur, sĂ»r de lui, impitoyable dans ses consĂ©quences, le dĂ©sespoir a une puissance sans merci. C’est celle qui nous a Ă©crasĂ©s pendant que nous hĂ©sitions et que nous avions encore un regard sur des images heureuses. Nous pensions que le bonheur est la plus grande des conquĂȘtes, celle qu’on fait contre le destin qui nous est imposĂ©.

p.36

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de La Peste (1947)


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La peste en Égypte, William Turner, 1800 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

La Peste inaugure le cycle de la rĂ©volte dans lequel suivront L’État de siĂšge (1948), Les Justes (1949) et l’Homme rĂ©voltĂ© (1951). C’est un roman Ă  plusieurs portĂ©es, qui Ă©voque entre autres la rĂ©sistance europĂ©enne contre l’Allemagne nazie.

48. Et sans doute une guerre est certainement trop bĂȘte, mais cela ne l’empĂȘche pas de durer. La bĂȘtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours Ă  soi.

p.41

49. Mais il vient toujours une heure dans l’histoire oĂč celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. Et la question n’est pas de savoir quelle est la rĂ©compense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. Pour ceux de nos concitoyens qui risquaient alors leur vie, ils avaient Ă  dĂ©cider si, oui ou non, ils Ă©taient dans la peste et si, oui ou non, il fallait lutter contre elle.

p.125

50. Beaucoup de nouveaux moralistes dans notre ville allaient alors, disant que rien ne servait Ă  rien et qu’il fallait se mettre Ă  genoux. Et Tarrou, et Rieux, et leurs amis pouvaient rĂ©pondre ceci ou cela, mais la conclusion Ă©tait toujours ce qu’ils savaient : il fallait lutter de telle ou telle façon et ne pas se mettre Ă  genoux. Toute la question Ă©tait d’empĂȘcher le plus d’hommes possible de mourir et de connaĂźtre la sĂ©paration dĂ©finitive. Il n’y avait pour cela qu’un seul moyen qui Ă©tait de combattre la peste. Cette vĂ©ritĂ© n’était pas admirable, elle n’était que consĂ©quente.

pp.125-126

51. (Tarrou) Justement. Peut-on ĂȘtre un saint sans Dieu, c’est le seul problĂšme concret que je connaisse aujourd’hui.

p.232

52. Le docteur Rieux dĂ©cida alors de rĂ©diger le rĂ©cit qui s’achĂšve ici, pour ne pas ĂȘtre de ceux qui se taisent, pour tĂ©moigner en faveur de ces pestifĂ©rĂ©s, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient Ă©tĂ© faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des flĂ©aux, qu’il y a dans les hommes plus de choses Ă  admirer que de choses Ă  mĂ©priser.

p.279

53. Écoutant, en effet, les cris d’allĂ©gresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allĂ©gresse Ă©tait toujours menacĂ©e. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaĂźt jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’annĂ©es endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-ĂȘtre, le jour viendrait oĂč, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste rĂ©veillerait ses rats et les enverrait mourir dans une citĂ© heureuse.

pp.279-280

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de L’État de siĂšge (1948)


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Coup d’État de 2013 en Égypte | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

PiĂšce de théùtre, deuxiĂšme oeuvre du cycle de la rĂ©volte, avec la Peste (1947), les Justes (1949) et l’Homme rĂ©voltĂ© (1951).

54. (Nada, perchĂ© sur une borne et ricanant) Et voilĂ  ! Moi, Nada, lumiĂšre de cette ville par l’instruction et les connaissances, ivrogne par dĂ©dain de toutes choses et par dĂ©goĂ»t des honneurs, raillĂ© des hommes parce que j’ai gardĂ© la libertĂ© du mĂ©pris, je tiens Ă  vous donner, aprĂšs ce feu d’artifice, un avertissement gratuit. Je vous informe donc que nous y sommes et que, de plus en plus, nous allons y ĂȘtre.

Remarquez bien que nous y Ă©tions dĂ©jĂ . Mais il fallait un ivrogne pour s’en rendre compte. OĂč sommes-nous donc ? C’est Ă  vous, hommes de raison, de le deviner. Moi, mon opinion est faite depuis toujours et je suis ferme sur mes principes : la vie vaut la mort ; l’homme est du bois dont on fait les bĂ»chers. Croyez-moi vous allez avoir des ennuis. Cette comĂšte-lĂ  est mauvais signe. Elle vous alerte !

p.22

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de Les Justes (1949)


citations d'albert camus les justes
Manifestation du 17 octobre 1905, Ilia RĂ©pine, 1907 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

PiĂšce de théùtre, troisiĂšme oeuvre du cycle de la rĂ©volte, avec La Peste (1947), L’État de siĂšge (1948) et l’Homme rĂ©voltĂ© (1951).

55. (Stepan) La libertĂ© est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. J’étais libre et je ne cessais de penser Ă  la Russie et Ă  ses esclaves.

p.16

56. (Stepan) L’honneur est un luxe rĂ©serve Ă  ceux qui ont des calĂšches.

(Kaliayev) Non. Il est la derniĂšre richesse du pauvre.

p.81

57. (Dora) Il y a trop de sang, trop de dure violence. Ceux qui aiment vraiment la justice n’ont pas droit Ă  l’amour. Ils sont dressĂ©s comme je suis, la tĂȘte levĂ©e, les yeux fixes. Que viendrait faire l’amour dans ces cƓurs fiers ? L’amour courbe doucement les tĂȘtes, Yanek. Nous, nous avons la nuque raide.

p.106

58. (Skouratov) On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police.

p.138

59. (Kaliayev) J’ai lancĂ© la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme.

(Skouratov) Sans doute. Mais c’est l’homme qui l’a reçue.

p.141

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de L’Homme rĂ©voltĂ© (1951)


citations d'albert camus 4
Albert Camus en 1957 | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

Cet essai est la quatriĂšme oeuvre du cycle de la rĂ©volte, avec La Peste (1947), L’État de siĂšge (1948) et Les Justes (1949).

60. Tout le malheur des hommes vient de l’espĂ©rance qui les arrache au silence de la citadelle, qui les jette sur les remparts dans l’attente du salut

p.38

61. De ce point de vue, le Nouveau Testament peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une tentative de rĂ©pondre, par avance, Ă  tous les CaĂŻn du monde, en adoucissant la figure de Dieu, et en suscitant un intercesseur entre lui et l’homme. Le Christ est venu rĂ©soudre deux problĂšmes principaux, le mal et la mort, qui sont prĂ©cisĂ©ment les problĂšmes des rĂ©voltĂ©s. Sa solution a consistĂ© d’abord Ă  les prendre en charge. Le dieu homme souffre aussi, avec patience. Le mal ni la mort ne lui sont plus absolument imputables, puisqu’il est dĂ©chirĂ© et meurt. La nuit du Golgotha n’a autant d’importance dans l’histoire des hommes que parce que dans ces tĂ©nĂšbres la divinitĂ©, abandonnant ostensiblement ses privilĂšges traditionnels, a vĂ©cu jusqu’au bout, dĂ©sespoir inclus, l’angoisse de la mort. On s’explique ainsi le Lama sabactani et le doute affreux du Christ Ă  l’agonie. L’agonie serait lĂ©gĂšre si elle Ă©tait sou- tenue par l’espoir Ă©ternel. Pour que le dieu soit un homme, il faut qu’il dĂ©sespĂšre.

p.41

62. (À propos de Sade) On exalte en lui le philosophe aux fers, et le premier thĂ©oricien de la rĂ©volte absolue. Il pouvait l’ĂȘtre en effet. Au fond des prisons, le rĂȘve est sans limites, la rĂ©alitĂ© ne freine rien. L’intelligence dans les chaĂźnes perd en luciditĂ© ce qu’elle gagne en fureur. Sade n’a connu qu’une logique, celle des sentiments. Il n’a pas fondĂ© une philosophie, mais poursuivi le rĂȘve monstrueux d’un persĂ©cutĂ©

p.44

63. Ce n’est pas la souffrance de l’enfant qui est rĂ©voltante en elle-mĂȘme, mais le fait que cette souffrance ne soit pas justifiĂ©e. AprĂšs tout, la douleur, l’exil, la claustration, sont quelquefois acceptĂ©s quand la mĂ©decine ou le bon sens nous en persuadent. Aux yeux du rĂ©voltĂ©, ce qui manque Ă  la douleur du monde, comme aux instants de son bonheur, c’est un principe d’explication. L’insurrection contre le mal demeure, avant tout, une revendication d’unitĂ©. Au monde des condamnĂ©s Ă  mort, Ă  la mortelle opacitĂ© de la condition, le rĂ©voltĂ© oppose inlassablement son exigence de vie et de transparence dĂ©finitives. Il est Ă  la recherche, sans le savoir, d’une morale ou d’un sacrĂ©. La rĂ©volte est une ascĂšse, quoique aveugle. Si le rĂ©voltĂ© blasphĂšme alors, c’est dans l’espoir du nouveau dieu. Il s’ébranle sous le choc du premier et du plus profond des mouvements religieux, mais il s’agit d’un mouvement religieux déçu. Ce n’est pas la rĂ©volte en elle-mĂȘme qui est noble, mais ce qu’elle exige, mĂȘme si ce qu’elle obtient est encore ignoble.

p.108

64. (À propos de la rĂ©volution hitlerienne) Parlant d’une telle rĂ©volution, Rauschning dit qu’elle n’est plus libĂ©ration, justice et essor de l’esprit : elle est « la mort de la libertĂ©, la domination de la violence et l’esclavage de l’esprit ». Le fascisme, c’est le mĂ©pris, en effet. Inversement, toute forme de mĂ©pris, si elle intervient en politique, prĂ©pare ou instaure le fascisme.

p.189

65. Tout homme est un criminel qui s’ignore. Le criminel objectif est celui qui, justement, croyait ĂȘtre innocent. Son action, il la jugeait subjectivement inoffensive, ou mĂȘme favorable Ă  l’avenir de la justice.

p.250

66. Le goĂ»t de la possession n’est qu’une autre forme du dĂ©sir de durer ; c’est lui qui fait le dĂ©lire impuissant de l’amour. Aucun ĂȘtre, mĂȘme le plus aimĂ©, et qui nous le rende le mieux, n’est jamais en notre possession. Sur la terre cruelle oĂč les amants meurent parfois sĂ©parĂ©s, naissent toujours divisĂ©s, la possession totale d’un ĂȘtre, la communion absolue dans le temps entier de la vie est une impossible exigence.

p.269

67. Les hĂ©ros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus beau ni plus Ă©difiant que le nĂŽtre. Mais eux, du moins, courent jusqu’au bout de leur destin et il n’est mĂȘme jamais de si bouleversants hĂ©ros que ceux qui vont jusqu’à l’extrĂ©mitĂ© de leur passion, Kirilov et Stavroguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de ClĂšves. C’est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n’achevons jamais.

p.271

68. La logique du rĂ©voltĂ© est de vouloir servir la justice pour ne pas ajouter Ă  l’injustice de la condition, de s’efforcer au langage clair pour ne pas Ă©paissir le mensonge universel et de parier, face Ă  la douleur des hommes, pour le bonheur.

p.293

69. On comprend alors que la rĂ©volte ne peut se passer d’un Ă©trange amour. Ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en l’histoire se condamnent Ă  vivre pour ceux qui, comme eux, ne peuvent pas vivre : pour les humiliĂ©s. Le mouvement le plus pur de la rĂ©volte se couronne alors du cri dĂ©chirant de Karamazov : s’ils ne sont pas tous sauvĂ©s, Ă  quoi bon le salut d’un seul ! Ainsi, des condamnĂ©s catholiques, dans les cachots d’Espagne, refusent aujourd’hui la communion parce que les prĂȘtres du rĂ©gime l’ont rendue obligatoire dans certaines prisons. Ceux-lĂ  aussi, seuls tĂ©moins de l’innocence crucifiĂ©e, refusent le salut, s’il doit ĂȘtre payĂ© de l’injustice et de l’oppression. Cette folle gĂ©nĂ©rositĂ© est celle de la rĂ©volte, qui donne sans tarder sa force d’amour et refuse sans dĂ©lai l’injustice. Son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer Ă  la vie prĂ©sente et Ă  ses frĂšres vivants. C’est ainsi qu’elle prodigue aux hommes Ă  venir. La vraie gĂ©nĂ©rositĂ© envers l’avenir consiste Ă  tout donner au prĂ©sent.

p.313

Citations d’Albert Camus tirĂ©es de L’ÉtĂ© (1954)

citations albert camus
100 citations d’Albert Camus

Dans cet essai, Albert Camus Ă©voque Oran et l’AlgĂ©rie dont il est originaire. Cet extrait sur Tipasa renvoie Ă  une premiĂšre Ă©vocation dans Noces. 

70. À midi sur les pentes Ă  demi sableuses et couvertes d’hĂ©liotropes comme d’une Ă©cume qu’auraient laissĂ©e en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, Ă  cette heure, se soulevait Ă  peine d’un mouvement Ă©puisĂ© et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’ĂȘtre se dessĂšche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance Ă  n’ĂȘtre pas aimĂ© ; il y a du malheur Ă  ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines dĂ©charnent le cƓur lui-mĂȘme ; la longue revendication de la justice Ă©puise l’amour qui pourtant lui a donnĂ© naissance. Dans la clameur oĂč nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas. C’est pourquoi l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice Ă  elle-mĂȘme. Mais pour empĂȘcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amĂšre et sĂšche, je redĂ©couvrais Ă  Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraĂźcheur, une source de joie, aimer le jour qui Ă©chappe Ă  l’injustice, et retourner au combat avec cette lumiĂšre conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beautĂ©, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires annĂ©es de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quittĂ©. C’était lui qui pour finir m’avait empĂȘchĂ© de dĂ©sespĂ©rer. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa Ă©taient plus jeunes que nos chantiers ou nos dĂ©combres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumiĂšre toujours neuve. Ô lumiĂšre ! c’est le cri de tous les personnages placĂ©s, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier Ă©tait aussi le nĂŽtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un Ă©tĂ© invincible.

p.107

 

Citations d’Albert Camus tirĂ©es d’Actuelles et de Combat (1950 – 1958)

albert camus combat

Actuelles est recueil de chroniques écrites par Albert Camus. Elles se présentent en trois volumes :

  • Actuelles I : Chroniques 1944-1948 (1950)
  • Actuelles II : Chroniques 1948-1953 (1953)
  • Actuelles III : Chroniques 1939-1958 (1958) sous titrĂ©es Chroniques algĂ©riennes

71. Rien n’est donnĂ© aux hommes et le peu qu’ils peuvent conquĂ©rir se paye de morts injustes. Mais la grandeur de l’homme n’est pas lĂ . Elle est dans sa dĂ©cision d’ĂȘtre plus fort que sa condition.

La nuit de la vérité, combat, 25 août 1944

72. Il est un autre apport du journaliste au public. Il rĂ©side dans le commentaire politique et moral de l’actualitĂ©. En face des forces dĂ©sordonnĂ©es de l’histoire, dont les informations sont le reflet, il peut ĂȘtre bon de noter, au jour le jour, la rĂ©flexion d’un esprit ou les observations communes de plusieurs esprits. Mais cela ne peut se faire sans scrupule, sans distance et sans une certaine idĂ©e de la relativitĂ©. Certes, le goĂ»t de la vĂ©ritĂ© n’empĂȘche pas la prise de parti.

Le journalisme critique, Combat, 8 septembre 1944

73. La civilisation mĂ©canique vient de parvenir Ă  son dernier degrĂ© de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquĂȘtes scientifiques.

Sur Hiroshima, Combat, 8 août 1945

74. Le christianisme dans son essence (et c’est sa paradoxale grandeur) est une doctrine de l’injustice. Il est fondĂ© sur le sacrifice de l’innocent et l’acceptation de ce sacrifice. La justice au contraire, et Paris vient de le prouver dans ses nuits illuminĂ©es des flammes de l’insurrection, ne va pas sans la rĂ©volte.

Combat, 8 septembre 1944 Actuelles I, p.38

75. De tout cela, nous pouvons tirer qu’il n’y a pas d’ordre sans Ă©quilibre et sans accord. Pour l’ordre social, ce sera un Ă©quilibre entre le gouvernement et ses gouvernĂ©s. Et cet accord doit se faire au nom d’un principe supĂ©rieur. Ce principe, pour nous, est la justice. Il n’y a pas d’ordre sans justice et l’ordre idĂ©al des peuples rĂ©side dans leur bonheur.

Combat 12 octobre 1944, Actuelles I, p.43,

76. D’une juste et saine mĂ©fiance Ă  l’égard des prostitutions que cette sociĂ©tĂ© bourgeoise infligeait Ă  la libertĂ©, on en est venu Ă  se dĂ©fier de la libertĂ© mĂȘme. Au mieux, on l’a renvoyĂ©e Ă  la fin des temps, en priant que d’ici lĂ  on veuille bien ne plus en parler. On a dĂ©clarĂ© qu’il fallait d’abord la justice, et que pour la libertĂ©, on verrait aprĂšs, comme si des esclaves pouvaient jamais espĂ©rer obtenir justice.

Le pain et la liberté, Actuelle II, p.97

Tirées de La chute (1956)

citations d'albert camus la chute

Dans ce roman, Albert Camus aborde le thĂšme de l’inaction et de ses consĂ©quences.

77. L’homme est ainsi, cher monsieur, il a deux faces : il ne peut pas aimer sans s’aimer.

p.24

78. J’arrivais Ă  mes fins, Ă  peu prĂšs quand je voulais. On me trouvait du charme, imaginez cela ! Le charme : une maniĂšre de s’entendre rĂ©pondre “oui” sans avoir posĂ© aucune question claire.

p.36

79. N’attendez pas le jugement dernier. Il a lieu tous les jours.

p.66

80. Le plus haut des tourments humains est d’ĂȘtre jugĂ© sans loi.

p.69

81. L’essentiel est que tout devienne simple, comme pour l’enfant, que chaque acte soit commandĂ©, que le bien et le mal soient dĂ©signĂ©s de façon arbitraire, donc Ă©vidente. Et moi, je suis d’accord, tout sicilien et javanais que je sois, avec ça pas chrĂ©tien pour un sou, bien que j’aie de l’amitiĂ© pour le premier d’entre eux. Mais sur les ponts de Paris, j’ai appris moi aussi que j’avais peur de la libertĂ©. Vive donc le maĂźtre, quel qu’il soit, pour remplacer la loi du ciel. « Notre pĂšre qui ĂȘtes provisoirement ici
 Nos guides, nos chefs dĂ©licieusement sĂ©vĂšres, ĂŽ conducteurs cruels et bien-aimĂ©s
 » Enfin, vous voyez, l’essentiel est de n’ĂȘtre plus libre et d’obĂ©ir, dans le repentir, Ă  plus coquin que soi. Quand nous serons tous coupables, ce sera la dĂ©mocratie.

p.78-79

 

Tirées de Réflexions sur la guillotine


citations d'albert camus guillotine
La mort de Louis XV | WikimĂ©dia Commons | 100 citations d’Albert Camus

82. Beaucoup de lĂ©gislations considĂšrent comme plus grave le crime prĂ©mĂ©ditĂ© que le crime de pure violence. Mais qu’est-ce donc que l’exĂ©cution capitale, sinon le plus prĂ©mĂ©ditĂ© des meurtres, auquel aucun forfait de criminel, si calculĂ© soit-il, ne peut ĂȘtre comparĂ© ? Pour qu’il y ait Ă©quivalence, il faudrait que la peine de mort chĂątiĂąt un criminel qui aurait averti sa victime de l’époque oĂč il lui donnerait une mort horrible et qui, Ă  partir de cet instant, l’aurait sĂ©questrĂ©e Ă  merci pendant des mois. Un tel monstre ne se rencontre pas dans le privĂ©.

p.15

 

Tirées du discours de réception du prix Nobel de littérature (1957)


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WikimĂ©dia Commons| 100 citations d’Albert Camus

Albert Camus reçoit le prix Nobel de littĂ©rature en 1957. 

83. L’art n’est pas Ă  mes yeux une rĂ©jouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilĂ©giĂ©e des souffrances et des joies communes.

[
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84. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait diffĂ©rent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa diffĂ©rence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller retour perpĂ©tuel de lui aux autres, Ă  mi-chemin de la beautĂ© dont il ne peut se passer et de la communautĂ© Ă  laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne mĂ©prisent rien ; ils s’obligent Ă  comprendre au lieu de juger.

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85. Chaque gĂ©nĂ©ration, sans doute, se croit vouĂ©e Ă  refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tĂąche est peut-ĂȘtre plus grande. Elle consiste Ă  empĂȘcher que le monde se dĂ©fasse.

Le discours peut ĂȘtre Ă©coutĂ© ici.

 

Tirées des Carnets (posthumes)

citations d'albert camus carnets

Les Carnets se rapprochent d’un journal intime, dans lequel Camus prenait des notes pour son travail. Ils se prĂ©sentent en trois volumes :

  • Carnets I : mai 1935-fĂ©vrier 1942 (1962) ;
  • Carnets II : janvier 1942-mars 1951 (1964) ;
  • Carnets III : mars 1951-dĂ©cembre 1959 (1989).

 

Carnets I

86. La tentation la plus dangereuse : ne ressembler Ă  rien.

Avril 1937, p.35

87. Le besoin d’avoir raison, marque d’esprit vulgaire.

Août 1937, p.35

88. Aller jusqu’au bout, ce n’est pas seulement rĂ©sister mais aussi se laisser aller.

Août 1937, p.46

89. Les nuages grossissent au-dessus du cloĂźtre et la nuit peu Ă  peu assombrit les dalles oĂč s’inscrit la morale dont on dote ceux qui sont morts. Si j’avais Ă  Ă©crire ici un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la derniĂšre, j’écrirais : « Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer. »

Août 1937, à la basilique de la Santissima Annuziata à Florence, p.55

90. Solitude, luxe des riches.

23 septembre 1937, p.63

91. Il n’y a qu’un cas oĂč le dĂ©sespoir soit pur. C’est celui du condamnĂ© Ă  mort (qu’on nous permette une petite Ă©vocation). On pourrait demander Ă  un dĂ©sespĂ©rĂ© d’amour s’il veut ĂȘtre guillotinĂ© le lendemain, et il refuserait. À cause de l’horreur du supplice ? Oui. Mais l’horreur naĂźt ici de la certitude – plutĂŽt de l’élĂ©ment mathĂ©matique qui compose cette certitude. L’Absurde est ici parfaitement clair. C’est le contraire d’un irrationnel. Il a tous les signes de l’évidence. Ce qui est irrationnel, ce qui le serait, c’est l’espoir passager et moribond que cela va cesser et que cette mort pourra ĂȘtre Ă©vitĂ©e.

Décembre 38, p.104

92. Ce qu’il y a d’exaltant : la terrible solitude. Comme remĂšde Ă  la vie en sociĂ©tĂ© : la grande ville. C’est dĂ©sormais le seul dĂ©sert praticable. Le corps ici n’a plus de prestige. Il est couvert, cachĂ© sous des peaux informes. Il n’y a que l’ñme, l’ñme avec tous ses dĂ©bordements, ses ivrogneries, ses intempĂ©rances d’émotion pleurarde et le reste.

Mars 1940, p.149

 

Carnets II

93. Trois ans pour faire un livre, cinq lignes pour le ridiculiser – et les citations fausses.

p.27

94. Celui qui désespÚre des événements est un lùche, mais celui qui espÚre en la condition humaine est un fou.

1er septembre 1943, p.85

95. Oui, j’ai une patrie : la langue française.

Septembre 1950, p.264

96. Tout accomplissement est une servitude. Il oblige Ă  un accomplissement plus haut.

Mars 1951, p.270

 

Carnets III

97. Mauriac. Preuve admirable de la puissance de sa religion : il arrive Ă  la charitĂ© sans passer par la gĂ©nĂ©rositĂ©. Il a tort de me renvoyer sans cesse Ă  l’angoisse du Christ. Il me semble que j’en ai un plus grand respect que lui, ne m’étant jamais cru autorisĂ© Ă  exposer le supplice de mon sauveur, deux fois la semaine, Ă  la premiĂšre page d’un journal de banquiers. Il se dit Ă©crivain d’humeur. En effet. Mais il a dans l’humeur une disposition invincible Ă  se servir de la croix comme d’une arme de jet. Ce qui en fait un journaliste du premier ordre, et un Ă©crivain du second. DostoĂŻevski de la Gironde.

p.26

98. Toute sociĂ©tĂ© est basĂ©e sur l’aristocratie, car celle-ci, la vraie, est exigence Ă  l’égard de soi-mĂȘme et sans cette exigence toute sociĂ©tĂ© meurt.

27 novembre 1954, p.123

99. La dĂ©mocratie ce n’est pas la loi de la majoritĂ© mais la protection de la minoritĂ©.

Novembre 1958, p.244

 

Autres citations

100. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.

PoĂ©sie 44,  Sur une philosophie de l’expression, 1944