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Nasse ou nassage : qu’est-ce que c’est ? (maintien de l’ordre)

Publié le 25/06/2020
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La nasse, le nassage ou l’encagement (terme privilégié au sein des forces de l’ordre), est une technique de maintien de l’ordre, qui consiste à isoler et enfermer une partie d’un défilé de manifestants, pour un temps qui n’est pas prédéterminé, dans l’espace public (la rue le plus souvent), au sein d’une surface délimitée par des barrages ou des cordons de policiers ou par du mobilier urbain, sans issue ou avec des issues contrôlées.

Les manifestants « nassés » ou « encagés » sont contenus par ce dispositif et ne peuvent plus défiler jusqu’à sa levée. Une nasse peut tout autant confiner quelques individus que plusieurs milliers. Elle demande l’emploi d’effectifs importants.

Des manifestants peuvent être par exemple être nassés sur un pont, fermé des deux côtés par des cordons de policiers, ou sur la section d’une rue.

 

Pourquoi le nassage/encagement ?


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Photo de ev

Cette technique aurait pour but de prévenir ou de mettre fin à un trouble à l’ordre public (rapport du Défenseur des droits de décembre 2017) en isolant une partie du défilé. Elle a été employée pendant les rencontres sportives pour guider des supporters de leur arrivée aux abords du stade vers l’entrée du stade (les cordons formant des couloirs), et prévenir ainsi les affrontements entre hooligans. L’encagement est néanmoins employé au cours de manifestations liées à des mouvements sociaux depuis le milieu des années 2000, mais il est difficile de déterminer sa véritable raison d’être et le contexte dans lequel il est susceptible d’être employé en raison du fait qu’aucun texte juridique ne l’encadre.

Plusieurs articles ont ainsi relevé que ce dispositif a servi a faire du « chiffre » d’interpellation, à l’occasion par exemple d’un surgeon tardif de la Manif pour tous en janvier 2014, ou d’une manifestation organisée dans des circonstances confuses en novembre 2015. Le journaliste David Dufresne, spécialiste de la police et critique de la gestion française du maintien de l’ordre, a affirmé sans détour, dans une interview par Basta ! de juillet 2016, que la nasse a été utilisée pour procéder à du fichage et produire des images à des fins de propagande :

La nasse est surtout utilisée pour procéder à des arrestations. Les services de renseignement ont besoin de renouveler leurs fiches : identifier tel jeune de 19 ans qui sera repéré dans une manifestation vingt ans plus tard. La nasse sert à la communication, à la fabrication d’images pour le journal télévisé de 20 heures. Il faut impérativement que David Pujadas puisse annoncer le nombre de blessés chez les manifestants, chez les policiers ainsi que le nombre d’interpellations. C’est la politique du chiffre mise en place sous Nicolas Sarkozy et longtemps décriée par les syndicats de police qui, aujourd’hui, doivent composer avec les ordres. Figer les esprits fait aussi partie de l’arsenal psychologique du maintien de l’ordre.

Cependant, la préfecture de Police de Paris a affirmé au Défenseur des droits en 2017 que :

les « nasses », en tant que technique d’interpellation indiscriminée, ne seraient aujourd’hui plus pratiquées et auraient été remplacées par des techniques d’encerclement aux fins d’immobilisation ou pour isoler temporairement une « nébuleuse » et la neutraliser.

L’usage des nasses semble aujourd’hui à comprendre dans le contexte d’une révision de la doctrine « traditionnelle » (post-1968) du maintien de l’ordre en France, qui privilégiait « la mise à distance », c’est-à-dire l’évitement du contact avec les manifestants. Désormais, à Paris notamment, les forces de l’ordre se tournent vers une stratégie de contact avec les manifestants violents (l’ « impact » avec des groupes), avec plus de force depuis la nomination du préfet de police Didier Lallement (20 mars 2019), et justifiée comme « moins violente » même si plus impressionnante. Cette révision est critiquée, parce qu’elle implique un emploi direct de l’armement contre les manifestants en riposte à des attaques (grenades de désencerclement, lanceurs de balles de défense, gaz lacrymogènes, matraques) et peut demander la mobilisation de forces qui ne sont pas spécialisées dans le maintien de l’ordre (comme les brigades anti-criminalité).

L’emploi de l’encagement semble servir de tactique de fixation de « l’adversaire », c’est-à-dire destinée à occuper ou retenir les groupes violents, palper pour détecter d’éventuelles armes et effectuer, si nécessaire, des interpellations. Il peut servir à protéger un groupe de manifestants, à risque particulier ou non, en l’isolant en cas de violences potentielles, ou guider le cortège vers des sorties déterminées (comme une bouche de métro). Au Royaume-Uni, la police a pu feindre ou menacer de nasser pour contraindre un groupe à se disperser. À New York, l’emploi de la nasse pendant les manifestations suivant la mort de Georges Floyd a été interprété par le New York Times comme le symptôme d’une réorientation plus agressive de la gestion du maintien de l’ordre.

 

Le nassage/encaagement : une technique controversée


Les conséquences de l’emploi de cette tactique de l’encagement, ajoutés à ceux de la mise en contact,  sont controversés, jusqu’au sein des forces de l’ordre, car « susceptible de générer des mouvements de foule, potentiellement dangereux »Le nassage de manifestants pacifiques en compagnie d’éléments violents peut générer, sans procédure de communication de la part des forces de l’ordre, une certaine angoisse, voire un sentiment de panique. Cette technique ne distingue pas, en effet, les manifestants pacifiques des éléments violents, les premiers pouvant se retrouver piégés au cœur des affrontements  (et peuvent recevoir, par exemple, des gaz lacrymogènes). Elle peut les pousser à se solidariser avec les éléments violents s’ils subissent les effets de ces affrontements. Le nassage le 20 avril 2019 de gilets jaunes sur la place de la République à Paris est accusé, par des manifestants, d’avoir fait monter les tensions, ce qui s’explique notamment par l’absence de communication des forces de l’ordre avec les « nassés », laissés dans l’ignorance de la raison et de la durée de leur immobilisation (deux heures finalement), et par l’absence d’issue. Le nassage à Paris d’une marche « pour un féminisme populaire antiraciste » le soir du 7 mars 2020, justifié selon la Préfecture par la présence d’incidents provoqués par individus hostiles aux forces de l’ordre, ne semble pas non plus avoir été compris par les manifestantes concernées, et a donné lieu à une polémique sur l’entravement à la liberté de manifester, ainsi que sur des affrontements avec les policiers. La mise en place d’un encagement dans une impasse de Nantes au cours d’une manifestation de gilets jaunes le 6 avril 2019 (démenti par la préfecture) a été dénoncée pour le traitement violent des manifestants concernés, qui durent subir, selon les témoins, coups de matraques et gaz lacrymogènes. Le choix de la ville de Bourges pour « l’acte IX » des gilets jaunes le 12 janvier 2019 avait d’ailleurs été sciemment motivé, selon l’un de leurs « leaders », pour éviter le nassage et « que la tension monte ».

L’emploi de l’encagement n’a pas été sans suites judiciaires en France. Un collectif de syndicats et d’associations a ainsi porté plainte contre l’ancien préfet du Rhône et l’ancien directeur départemental de la sécurité publique pour l’immobilisation le 21 octobre 2010 pendant sept heures de 600 manifestants contre la réforme des retraites sur la place Bellecour à Lyon, qualifiant l’opération de « garde à vue à ciel ouvert ». Mais le non-lieu a été confirmé en appel en mars 2020. En juin 2020, deux gilets jaunes, Priscillia Ludosky et Faouzi Lellouche, avec le soutien de la Ligue des droits de l’Homme, ont porté plainte contre Didier Lallemant pour sa gestion de la manifestation du 16 novembre 2019, interdite in extremis, et dont le cortège a été nassé place d’Italie.

Le rapport du Défenseur des droits, autorité administrative indépendante, c’est-à-dire qu’elle n’est pas subordonnée au pouvoir politique, mais qui ne dispose pas d’un pouvoir de sanction direct de celle-ci, ne demande pas l’interdiction des encagements, mais que les conditions et modalités de son emploi soit définies sur un fondement légal, qu’une « échappatoire » soit laissée aux manifestants encagés, que la police dialogue avec eux et que la durée de l’opération ne soit pas excessive. Les lignes directrices de 2010 du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ont recommandé une utilisation à titre exceptionnel de l’encagement, parce que la mise en place d’un cordon hermétique pourrait violer la liberté de mouvements des manifestants. Les chercheurs Olivier Fillieule et Fabien Jobard ont mis en avant dans un article de 2016 le modèle européen de « désescalade », qui joue sur la communication avec les manifestants pour éviter les affrontements, évite les actions répressives indiscriminées et ne recourt à la force que de manière progressive.

Au Royaume-Uni, l’usage du kettling (la dénomination la plus courante du nassage en anglais) par le Metropolitan Police Service (MET, la police de Londres), pionnier de la pratique à partir de la fin des années 1990 selon le Guardian, n’a jamais été jugé en lui-même illégal à l’issue d’affaires judiciaires notables impliquant des manifestants. Le nassage de 3000 personnes sur l’Oxford Circus pendant sept heures lors d’une manifestation anticapitaliste et antimondialisation du 1er mai 2001, qui a dégénéré dans la violence, a donné à lieu à des plaintes de la part de certains manifestants pacifiques pris dans le dispositif, ou de simples passants extérieurs à la manifestation, sur le fondement de la violation de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme leur garantissant un droit à la liberté. Cependant, ni la Chambre des Lords, ni la Cour européenne des droits de l’Homme dans son arrêt du 15 mars 2012 (Austin et autres c. Royaume-Uni) n’ont estimé qu’il y avait eu privation de liberté. Cette dernière a estimé notamment qu’en l’espèce, il y avait eu restriction de liberté mais pas au point de la privation, du fait du danger des circonstances qui justifiait cette restriction :

[…] la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace de parer à un risque réel de dommages corporels et matériels graves.

Elle conclut toutefois son arrêt en rappelant que les autorités nationales doivent se garder d’utiliser des mesures de contrôle des foules pour étouffer ou décourager les mouvements de protestation.

Le nassage a été employé dans un autre cas notable par la MET au cours d’une manifestation d’activistes du climat contre le G20 à Londres en 2009. 4000 à 5000 manifestants ont été nassés sur Bishopgate, pour empêcher, selon la police, des militants violents de se mêler à un « Climate camp » organisé par des manifestants pacifiques. Néanmoins, la plainte déposée par deux manifestants, dont l’un s’est plaint de déshydratation après qu’on lui a refusé de sortir de la nasse, a donné lieu à un arrêt de la Haute court jugeant le nassage illégal, injustifié, et appelant à une révision des tactiques de maintien de l’ordre. Mais la Cour d’appel a finalement jugé en faveur de la MET, justifiant le nassage comme la mesure la moins radicale pour prémunir la manifestation de débordements violents. Le résultat a été le même après que des adolescents ont porté plainte à la suite de leur confinement pendant sept heures le 24 novembre 2010 à Trafalfar Square alors que la température était basse et que des violences ont eu lieu dans l’espace confiné. Les juges ont qualifié la décision de nassage « nécessaire, proportionnée et légale ».

 

À lire

P. Joyce, Neil Wain, Palgrave Dictionary of Public Order Policing, Protest and Political Violence

The Network for Police Monitoring, Guide to ‘Kettles’