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Marcel Gauchet : pas d’Europe sans les nations

Publié le 27/03/2017
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Plus l’Europe se fait, moins elle sait ce qu’elle est et doit ĂȘtre.

L’article de Marcel Gauchet tente de prononcer une formulation philosophique de ce problĂšme. Depuis la chute du bloc soviĂ©tique, ce problĂšme s’est accentuĂ© : l’Europe est “un objet politique non identifiĂ©â€ selon le mot de Jacques Delors. Au-delĂ  des justifications pratiques Ă  sa construction, comme la dĂ©fense de la paix, l’accroissement de la prospĂ©ritĂ©, la recherche de la taille dans un monde oĂč les États-nations europĂ©ens se rĂ©vĂšlent trop petits, l’objectif profond du projet europĂ©en est brouillĂ©.

Il y a quelque chose dans l’histoire europĂ©enne qui pousse Ă  une unification du continent et, en mĂȘme temps, cette unification reste problĂ©matique.

 

Cet article est une synthĂšse d’un article de Marcel Gauchet publiĂ© dans le numĂ©ro 129 de la revue Le DĂ©bat, de mars-avril 2004, que l’on peut retrouver dans La Condition politique, livre indispensable s’il en est pour comprendre notre situation politique. 

 

L’originalitĂ© de la construction europĂ©enne


fédérations d'états nations
Une fĂ©dĂ©rations d’États-nations

L’Europe, une fĂ©dĂ©ration d’États-nations

L’Union europĂ©enne n’est pas la seule organisation qui cherche Ă  fĂ©dĂ©rer, unir ou rapprocher des États-nations. D’autres exemples d’intĂ©grations rĂ©gionales existent : le Mercosur en AmĂ©rique du Sud, l’Alena en AmĂ©rique du Nord, l’Asean en Asie du Sud-Est
Mais la construction europĂ©enne est faite de quelque chose de plus spĂ©cifique.

L’Europe ne peut ĂȘtre ni une simple zone de libre Ă©change entre des États-nations associĂ©s en vue de leur prospĂ©ritĂ© commune, ni une nation-État fĂ©dĂ©rale unitaire.

Cette disposition originelle de l’Europe est une Ă©nigme, ramassĂ©e dans la la formule de Jacques Delors : “une fĂ©dĂ©ration d’États-nations“. En effet, l’Europe n’a pas vocation Ă  devenir un grand État-nation remplaçant les nations actuelles, mais une fĂ©dĂ©ration d’États-nations, une union politique oĂč les États-nations restent des États-nations.

 

Les nations europĂ©ennes sont la base de l’Union

C’est sĂ»r la base des États-nations que l’Europe se fait. Les États ne sont pas uniquement des machines Ă  s’affronter les unes les autres. Loin de ne contenir qu’un principe d’affrontement dont le XXe siĂšcle a Ă©tĂ© tĂ©moin, les nations contiennent aussi un principe d’union de termes sĂ©parĂ©s. Le cosmopolitisme est fils des États-nations autant que le bellicisme.

Ce sont les nations qui rendent possible le projet de leur rĂ©union au sein d’un ensemble plus vaste, d’une communautĂ© universelle des nations basĂ©e sur l’égalitĂ© de ses composantes et leur libre accord.

La visĂ©e de la construction europĂ©enne n’est donc pas de former une “nation europĂ©enne”. L’union des nations de l’Europe reprĂ©sente quelque chose de diffĂ©rent.

L’universalisme europĂ©en procĂšde de la mĂȘme logique. Alors que l’universalisme amĂ©ricain est national, fait d’une nation qui se pense exceptionnelle par les valeurs qui ont prĂ©sidĂ© Ă  sa fondation et son dĂ©veloppement, l’universalisme europĂ©en est polycentrique. Toutes les nations y concourent, aucune ne l’incarne mais aucun extĂ©rieur n’est exclu.

 

Le problÚme européen : les nations et la civilisation


Le problĂšme europĂ©en est un problĂšme d’articulation entre les nations et la civilisation.

Telle est la thĂšse de Marcel Gauchet. La civilisation, au singulier, doit ĂȘtre comprise comme le produit commun des nations. Elle est leur horizon universel. La civilisation ne peut en revanche pas exister sans le support des nations qui sont les vecteurs de son dĂ©veloppement. Une civilisation qui veut s’accomplir en dehors des communautĂ©s particuliĂšres risque de s’abolir.

Cette situation, problĂ©matique, existait dĂ©jĂ  avant la PremiĂšre Guerre mondiale selon Gauchet. Il reprend alors une formulation de l’historien Charles Seignobos (Histoire de la civilisation contemporaine, 1899) :

La civilisation commune crĂ©e un courant international qui pousse les peuples Ă  se sentir solidaires et Ă  se rapprocher ; les rivalitĂ©s et les haines crĂ©ent un courant national qui pousse les peuples Ă  s’isoler et Ă  se traiter en ennemis. De la force de ces deux courants dĂ©pendra l’avenir du monde.

 

Qu’est-ce que la civilisation ?

Le terme de civilisation, apparu Ă  la moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle, exprime une identitĂ© commune au-delĂ  des particularismes nationaux. La civilisation est Ă  cette Ă©poque identifiĂ©e Ă  l’oeuvre du progrĂšs, une somme de rĂ©alisations durables et susceptibles d’accumulation, fruits de la raison. Le progrĂšs de cette civilisation s’incarne dans les dĂ©couvertes scientifiques contribuant au progrĂšs de l’esprit humain en gĂ©nĂ©ral. Cette civilisation s’étend par extension aux perfectionnements de l’esprit dans les arts mĂ©caniques, les lois ou les moeurs.

C’est un mouvement, dans le temps, de l’esprit humain et des communautĂ©s humaines qui tend vers le meilleur. La somme de ces avancĂ©es par le pouvoir de la raison porte le nom de civilisation. Les hommes ont en commun une oeuvre qui transcende la particularitĂ© de leurs appartenances et promet de les faire coexister un jour dans la paix, tel que l’exprime le projet cosmopolitique d’un Kant, par exemple.

 

La civilisation, oeuvre des nations

Une nation est une communautĂ© qui partage un projet historique collectif. Telle quel, elle se dĂ©veloppe dans sa particularitĂ©. Mais cet acteur historique ne s’enferme pas en lui-mĂȘme. Une nation, en dĂ©veloppant son projet au cours de l’histoire, produit quelque chose de valable pour tous : elle touche au domaine de l’universel. La civilisation est cette notion qui donne l’idĂ©e de cette oeuvre universelle qui est rĂ©alisĂ©e au cours de l’histoire. Elle est le nom de ce que les communautĂ©s particuliĂšres ont en partage, ce qu’elles contribuent Ă  faire Ă©merger, ce dans quoi elles se reconnaissent.

La nation est par ailleurs un Ă©lĂ©ment qui inclut la pluralitĂ© dans son essence. L’idĂ©e de nation est insĂ©parable de leur coexistence et de leur rivalitĂ©. Mais pluralitĂ© des nations ne veut pas dire hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©s des nations. Elles partagent une culture commune, romaine et chrĂ©tienne.

 

Le temps de l’histoire

Les nations et la civilisation s’alimentent d’une mĂȘme chose : l’histoire. On regarde leur dĂ©veloppement du point de vue historique. Qu’est-ce que cela signifie ? Nous sommes au temps de l’histoire, c’est-Ă -dire une Ă©poque oĂč nous sommes conscients que nous produisons collectivement un avenir. Nous sommes conscient que nous faisons l’histoire en vue de produire l’avenir.

 

Trois configurations du problÚme européen

Ce problĂšme europĂ©en d’articulation entre les nations et la civilisation se dĂ©cline sous trois configurations significatives depuis le XIXe siĂšcle.

1. La civilisation par les nationalitĂ©s, oĂč l’on suppose une harmonie naturelle entre les deux termes. Cette formule culmine au milieu du XIXe siĂšcle.

2. Les nationalismes au nom de la civilisation. De fait, ils sont contre la civilisation. La civilisation est victime des nations qui prĂ©tendent la capter Ă  leur profit. Cette formule correspond Ă  l’ñge des impĂ©rialismes autour de 1900.

3. La civilisation sans les nations ou le dĂ©passement des nations au profit de la civilisation. Bien que moins belligĂšne que la formule prĂ©cĂ©dente, cette formule pose aussi un problĂšme d’articulation entre nations et la civilisation.

 

Quand les royaumes s’universalisent


le problÚme européen
Louis XIV en Alexandre le Grand : rĂ©vĂ©lateur | Wikimedia Commons | Le problĂšme europĂ©en 

 

Capter l’universel

Les nations ont eu l’ambition de capter l’universel Ă  leur profit. En effet, les royaumes qui les ont prĂ©cĂ©dĂ© ont cherchĂ© Ă  capter sur un territoire limitĂ© l’universalitĂ© que porte l’Empire : les monarques ont voulu donner Ă  leur territoire la vocation Ă  exprimer l’unitĂ© du genre humain qui donne sens Ă  l’idĂ©e impĂ©riale.

En plus de l’Empire, les nations cherchent Ă  capter le deuxiĂšme vecteur de l’universel, l’Église. Les royaumes qui ont prĂ©cĂ©dĂ© les nations ont cherchĂ© Ă  s’approprier la religion chrĂ©tienne Ă  leur profit : une “nationalisation” des Églises avant l’heure. Dans les pays oĂč il s’impose, le protestantisme fait cette oeuvre. En France, oĂč la RĂ©forme ne s’impose pas, le roi cherche Ă  subordonner l’Église gallicane pour voir confluer fidĂ©litĂ© du chrĂ©tien et fidĂ©litĂ© du sujet.

 

La concurrence entre nations

Ces proto-nations telles que les appelle Marcel Gauchet, les royaumes de l’Europe, par cette capture de l’universalitĂ© de l’Empire et de l’Église Ă  leur profit, vivent en concurrence. Chaque nation est particuliĂšre, mais chacune se revendique de l’universalisme. Ce sont des États rivaux, mais similaires et ouverts les uns aux autres. Ils se suivent, s’observent et se copient. Peu Ă  peu se dĂ©gage l’idĂ©e que chaque nation reprĂ©sente une maniĂšre lĂ©gitimement diffĂ©rente de faire la mĂȘme chose et de tendre vers le mĂȘme but.

 

Le nationalisme vient discréditer la civilisation


La rue Montorgueil, Claude Monet, 1878 | Wikimédia Commons | Le problÚme européen

La civilisation par les nationalités

De 1820 Ă  1870, de l’indĂ©pendance grecque Ă  l’unification allemande, l’affirmation des nationalitĂ©s et le dĂ©veloppement de la civilisation vont de pair :


s’il faut consacrer l’existence des nations historiques, c’est afin d’ajouter un agent libre et efficace de plus à l’entreprise universelle de la civilisation.

Ainsi Michelet affirme-t-il dans le Le peuple que “la patrie est l’initiation nĂ©cessaire Ă  l’universelle patrie.” Plus il y aura de nations libĂ©rĂ©es de l’oppression, plus elles pourront  travailler ensemble Ă  la concorde.

 

Les nationalismes au nom de la civilisation

Le nationalisme arrive, dans les deux derniÚres décennies du XIXe siÚcle comme une rupture par rapport à cette perspective.

Le nationalisme et l’impĂ©rialisme correspondent Ă  une lutte pour la prĂ©pondĂ©rance civilisationnelle, oĂč chaque nation tend Ă  se poser comme Ă©lue de Dieu, du destin ou de l’histoire en tant qu’interprĂšte et agent de la civilisation. À la limite, elle se veut l’universel Ă  elle seule.

Ainsi, Joseph Chamberlain, apître du progrùs social par la “plus grande Angleterre”, peut-il affirmer dans son discours du 11 novembre 1895 :

Je crois en cette race, la plus grande des races gouvernantes que le monde ait jamais connues, en cette race anglo-saxonne, fiĂšre, tenace, confiante en soi, rĂ©solue, que nul climat, nul changement ne saurait abĂątardir, et qui, infailliblement, sera la force prĂ©dominante de la future histoire et de la civilisation universelle
 Et je crois en l’avenir de cet empire, vaste comme le monde, dont un Anglais ne saurait parler sans un frisson d’enthousiasme.”

Le nationalisme se distingue ainsi du chauvinisme par la composante universaliste dans son exaltation particulariste. La nation du nationaliste a une mission civilisationnelle qui doit passer par l’expansion la plus large possible : colonialisme en de nouvelles terres, et colonisation intĂ©rieure, Ă  la “frontiĂšre” amĂ©ricaine, borne de l’expansion de la civilisation.

La notion de civilisation a Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ©e par cette tentative d’appropriation par chaque nation, qui ont justifiĂ© par elle guerres et colonisations.

 

Quand l’Europe ne croüt plus aux nations


problÚme européen
JĂŒrgen Habermas, thĂ©oricien du patriotisme constitutionnel | Le problĂšme europĂ©en

Le retour de la civilisation : l’économie et le droit

On n’ose plus prononcer le mot de civilisation, dĂ©sormais condamnĂ©. Mais la notion a fait un retour subreptice au premier plan, dans une Europe oĂč la guerre entre les grands ennemis d’hier est devenue presque impossible. En effet :

Le retour de la civilisation s’est effectuĂ© sous son aspect le plus humble, le plus prosaĂŻque, mais aussi le moins sujet Ă  discussion : l’aspect matĂ©riel de l’industrie, de la technique, des Ă©changes, du calcul Ă©conomique.

C’est une concrĂ©tisation de l’universalitĂ© scientifique. Par l’économie, Ă©lĂ©ment partagĂ© universellement, la civilisation a trouvĂ© une incarnation pratique. Cette ressaisie s’est montrĂ©e d’une efficacitĂ© incomparable. À cet universel scientifique, pratique, qui modĂšle la pensĂ©e (une mĂȘme façon d’envisager l’action de produire, une mĂȘme façon de prĂ©parer des transactions efficaces, etc.), s’est ajoutĂ© un autre Ă©lĂ©ment qui tient de l’universalisme de la civilisation : celui du droit et de l’État de droit.

 

Le dépassement des nations

En mĂȘme temps, l’Europe se dĂ©finit comme une communautĂ© dans laquelle s’applique des rĂšgles et des valeurs valables pour les personnes et les institutions. Les nations ne peuvent que vouloir appliquer ces rĂšgles qui tiennent de l’universellement acceptable. La cĂ©lĂšbre thĂšse du “patriotisme constitutionnel” dĂ©fendue par Habermas lie la fidĂ©litĂ© des citoyens Ă  la chose publique, Ă  la validitĂ© reconnue aux normes qui rĂ©gissent la communautĂ©. Cependant, cette thĂšse oublie le support particulier nĂ©cessaire Ă  l’élĂ©vation du citoyen Ă  cet universel.

Les nations europĂ©ennes sont en effet Ă  un degrĂ© d’ouverture inĂ©galĂ© de leur histoire, du point de vue de ce qu’elles ont en commun, du genre d’activitĂ©s auxquelles leurs sociĂ©tĂ©s se dĂ©dient et du fonctionnement de leurs corps politiques. Cette configuration les place devant la perspective de leur dĂ©passement. En effet, au regard de leurs similitudes, qu’est-ce qui justifie leur sĂ©paration ? LĂ  est le problĂšme.

L’oeuvre de rapprochement qu’opĂšre la civilisation n’est pas politique. Elle associe les peuples, abolit les anciens motifs d’hostilitĂ©, mais ne donne aucun Ă©lĂ©ment pour fonder une nation europĂ©enne, seule Ă  mĂȘme d’assurer la direction de la communautĂ©.

Aujourd’hui, le problĂšme europĂ©en est inverse de celui de 1900 :

La civilisation tend, en Europe, Ă  dissoudre les nations en elle. Ou, pour ĂȘtre plus exact, elle pousse les nations, puisque l’initiative du mouvement leur appartient, Ă  se sublimer dans l’universalitĂ© rĂ©alisĂ©e de la civilisation dont leur histoire moderne a accouchĂ©.

 

Une nation europĂ©enne impossible 

Un Ă©lĂ©ment rend la perspective de la crĂ©ation d’une nation unique impossible. Le projet europĂ©en ne vise pas une universalitĂ© qui lui serait propre. Il vise Ă  l’universel tout court. Les rĂšgles et normes qu’il produit, le projet qu’il propose, pourraient ĂȘtre Ă©galement valables pour toutes les nations du monde. S’il en est ainsi, c’est parce qu’une pluralitĂ© de nations concordent Ă  le produire, et oublient ainsi leurs particularismes.

Si l’universalisme amĂ©ricain peut facilement s’enfermer sur lui-mĂȘme, si les États-Unis peuvent prĂ©tendre ĂȘtre la terre d’élection de la civilisation oĂč elle se dĂ©veloppe indĂ©pendamment du monde, les nations europĂ©ennes ne peuvent ignorer, elles, ni les États-Unis, ni la diversitĂ© de leurs histoires propres.

Ainsi, l’universalisme europĂ©en distingue ses valeurs et ses rĂšgles de leur application concrĂšte, toujours singuliĂšre, dans chaque nation. Le risque alors est celui de l’indĂ©finition : quelles sont les limites de cette civilisation ? Autre Ă©lĂ©ment : puisque chaque État europĂ©en tend vers les mĂȘmes buts et aspirations, pourquoi ne pas se libĂ©rer d’eux pour se concentrer sur l’essentiel ? En d’autres termes, pourquoi ne pas dissoudre les corps politiques ? Cette dissolution :

[
] les verrait s’effacer au sein d’une sociĂ©tĂ© enfin rendue Ă  la vĂ©ritĂ© de ses seules composantes qui vaillent, la garantie du droit des personnes et l’efficacitĂ© des mĂ©canismes Ă©conomiques.

D’oĂč  :


l’aspiration Ă  une communautĂ© supra-politique, oĂč une “gouvernance” globale suffirait Ă  assurer les arbitrages et l’équilibre entre les diffĂ©rentes faces de cette dynamique civilisationnelle enfin pleinement consacrĂ©e dans son homogĂ©nĂ©itĂ©.

De lĂ  le pĂ©ril d’une autodestruction : l’universalisme europĂ©en a pour seul moteur la volontĂ© des nations qui veulent transcender leurs particularismes. Les nations sont le laboratoire du genre d’unitĂ© auquel aspire l’Europe.

Le jour oĂč il n’y aura plus de nations pour vouloir l’Europe, il n’y aura plus d’Europe.

 

Universalité civilisationnelle, particularisme culturel


 

La civilisation occidentale, civilisation universelle

Bien sĂ»r, il existe d’autres grandes civilisations que la civilisation occidentale, qui sont autant de reprĂ©sentantes d’une maniĂšre d’ĂȘtre de l’humanitĂ©. Il est Ă©videmment puĂ©ril de considĂ©rer la civilisation occidentale comme la seule digne de ce nom, la critique de l’ethnocentrisme Ă©tant lĂ  un des acquis majeurs du XXe siĂšcle.

Cependant, Marcel Gauchet distingue la civilisation au singulier, dans la mesure oĂč il se dĂ©veloppe dans l’Occident moderne quelque chose qui dĂ©passe l’Occident :


un mode de pensĂ©e dont l’explication rationnelle et mathĂ©matique de la nature forme le noyau. Un mode de pensĂ©e qui ne reste pas confinĂ© dans la connaissance scientifique, mais qui irradie la vie sociale, s’y diffuse par le canal de la technique, s’y Ă©largit en mode d’action rationnel, dont le calcul Ă©conomique est la forme la plus rĂ©pandue, mais non la seule, loin s’en faut.

 

Un deuxiĂšme noyau de la civilisation occidentale

À ce noyau, dont la validitĂ© universelle est incontestable (tout le monde accepte les mathĂ©matiques), Marcel Gauchet veut en ajouter un deuxiĂšme, sujet Ă  dĂ©bats. Ce deuxiĂšme noyau est constituĂ© du principe de lĂ©gitimitĂ© constituĂ© par les droits individuels, “les droits de l’homme“.

Si la source du droit n’est pas hĂ©tĂ©ronome, si elle n’est pas hĂ©ritĂ©e des ancĂȘtres, elle se trouve alors dans l’égale libertĂ© attribuĂ©e aux individus. Si l’universalitĂ© des droits de l’homme fait dĂ©bat, c’est que certaines rĂ©gions du monde ne sont pas “sortie de la religion“. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que certains pays lĂ©gitiment toujours la configuration de leur sociĂ©tĂ© par ce qui se prĂ©sente avant soi ou au-dessus de soi (“les ancĂȘtres faisaient ainsi”, “Dieu dicte”, etc.).

 

Une civilisation mondiale

Ces deux noyaux de la civilisation occidentale, la science, qui dĂ©termine une maniĂšre de penser et de faire, et la politique, qui dĂ©termine une maniĂšre collective de fonctionner, sont destinĂ©s Ă  devenir les noyaux d’une civilisation mondiale, planĂ©taire. L’Occident ne les impose pas : les autres nations se les approprient en raison des biens qu’ils promettent. Nulle contrainte Ă  l’occidentalisation, comme lors de la premiĂšre mondialisation de la fin du XIXe siĂšcle et du dĂ©but du XXe siĂšcle.

Cette appropriation ne se fait pas sans difficultĂ©s. En tĂ©moigne le recrutement de fondamentalistes dans des milieux qui ont pourtant bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une formation scientifique. N’oublions pas l’histoire de l’Europe qui est un rappel des douleurs qu’entraĂźne l’avĂšnement du monde moderne. 

 

La nĂ©cessitĂ© du particularisme 

Ces deux noyaux d’universalitĂ© se diffusent partout parce qu’ils n’ont pas rĂ©ponses Ă  tout. Il ne dĂ©finissent pas une maniĂšre d’ĂȘtre totale.

La science, le calcul, les rĂšgles de l’action rationnelle ne dictent pas le tout des façons de penser des façons de faire. Les droits de l’homme ne commandent pas le tout des rapports entre les ĂȘtres et du fonctionnement des institutions politiques. Il y a plus d’une façon de les entendre et de les mettre en oeuvre.

Le particularisme est, on le voit, nĂ©cessaire. La diversitĂ© d’entendre, d’appliquer et d’amĂ©nager ces principes universels est d’essence. La modernitĂ© est multiple et va l’ĂȘtre davantage.

Il y a des dĂ©mocraties, et non pas une, des systĂšmes de droit, des capitalismes et mĂȘmes des visions de la science et de la technique. En ces domaines, il ne peut qu’y avoir plusieurs maniĂšres de viser la mĂȘme chose, des maniĂšres ancrĂ©es dans la contingence d’histoires singuliĂšres.

Culture et civilisation ne s’opposent donc pas. La civilisation universelle se dĂ©cline en autant de cultures qu’il y a de nations. Elle ne se donne jamais dans sa puretĂ©, mais s’exprime chaque fois dans un cadre particulier oĂč elle acquiert une physionomie spĂ©cifique en fonction de l’histoire dans laquelle elle s’insĂšre. La nation en est le catalyseur. Trois raisons dĂ©finissent cette articulation.

En premier lieu :

la mise en oeuvre progressive de l’universel scientifique, Ă©conomique ou politique se dĂ©roule dans le temps. Elle exige un Ă©norme travail de cohĂ©rence afin de nouer la nouveautĂ© en train d’advenir avec l’hĂ©ritage en place, l’ancien permettant de lire l’inĂ©dit, l’inĂ©dit demandant de relire l’ancien [
] VoilĂ  en quoi l’avancement de la civilisation suppose l’élaboration d’une culture au travers de laquelle elle prend sens historiquement et socialement pour les acteurs.

En deuxiĂšme lieu, il faut noter que nous n’évoluons pas spontanĂ©ment dans le domaine de l’universel. Nous parlons des langues diffĂ©rentes. Nous sommes primitivement assignĂ©s Ă  une particularitĂ© au-delĂ  de laquelle nous nous construisons.

En troisiĂšme lieu, l’universel de la civilisation exige, de par sa nature, d’ĂȘtre mis en oeuvre de maniĂšre collective, consciente et maĂźtrisĂ©e. Elle s’effectue naturellement dans une dĂ©mocratie forte, oĂč les intentions collectives font l’objet d’une façonnement dĂ©libĂ©rĂ©. La civilisation rĂ©clame le gouvernement commun de ses produits.

Les nations sont elles-mĂȘmes tournĂ©es vers la civilisation : elles permettent Ă  leurs membres de rĂ©aliser quelque chose qui les dĂ©passent.

[La nation] ne tire sa substance que de son inscription Ă  l’intĂ©rieur d’une civilisation, dont la nature universelle la justifie dans ses efforts pour en donner, du sein de ses limites, l’expression la plus exemplaire possible.

 

Conclusion


Pour Marcel Gauchet, nous avons donc de fortes raisons de penser que nous aurons affaire au couple nation/civilisation pour longtemps. Le problĂšme europĂ©en rĂ©side aussi ici : si l’antagonisme meurtrier entre les nations est aujourd’hui un lointain souvenir, cette association nĂ©cessaire entre nations et civilisation rend impossible la grande fĂ©dĂ©ration rĂȘvĂ©e par les premiers promoteurs de la construction europĂ©enne.

Ce qui lie est aussi ce qui sĂ©pare. L’intensitĂ© de l’aspiration Ă  l’unitĂ© civilisationnelle n’a d’égale que la rĂ©sistance des inscriptions nationales, d’autant plus inexpugnables que devenues pour une grande part inconscientes.

La dĂ©marche des fondateurs a Ă©puisĂ© ses ressources. On ne peut plus non plus faire sans savoir ce que l’on fait, au prix de rĂ©veiller des contradictions entre des termes jusque lĂ  harmoniques.

 

L’Europe avec les peuples

Cet empire de la civilisation, sans territoires ni pouvoir pour l’incarner, ne peut reposer que sur le concours actifs des nations qu’il transcende. L’Europe avancera par les peuples ou n’avancera plus. Elle est condamnĂ©e autrement, Ă  l’interminable piĂ©tinement sur place d’une dĂ©construction de ses composantes sans construction d’une chose commune, sous la houlette d’une “bureaucratie missionnaire dont la cĂ©citĂ© le dispute Ă  l’ardeur.”

 

Un monde d’États-nations

L’Europe doit en outre ĂȘtre consciente que son ambition n’a rien de banale : nous vivons dans un monde d’État-nations loin du stade atteints par les nations europĂ©ennes. Il faut que les EuropĂ©ens raisonnent Ă  l’aune de ce monde pour mieux faire vivre le mĂ©canisme subtil de leur union.

 

La nouvelle Europe 


Chapitre issu d’un article inĂ©dit publiĂ© dans La Condition politique, “La nouvelle Europe”. 

 

L’Europe indĂ©finie 

L’Europe a trĂšs mal nĂ©gociĂ© le tournant de la chute du communisme. Cet impĂ©ratif de dĂ©fense commune avait un impact identitaire sur le projet : notre façon de vivre contre la leur. À l’abri de cette nĂ©cessitĂ© a pris corps la construction d’une Europe unie. Elle est fille de la paix, et non l’inverse.

Le projet europĂ©en avait pour horizon lointain la construction d’une nation unique pour rĂ©pondre aux dĂ©fis posĂ©s par la taille des États-Unis et de l’Union soviĂ©tique. En attendant, l’entitĂ© Ă©mergente est restĂ©e dans une indĂ©finition prudente, entre un embryon de fĂ©dĂ©ralisme et une coopĂ©ration intergouvernementale Ă©troite. 

Pour faire oublier l’écroulement du rĂȘve de la construction du socialisme dans un seul pays, la France de François Mitterrand place la construction de l’Europe comme son grand dessin. 

L’Europe sera pour la France le moyen de retrouver, grĂące Ă  la souverainetĂ© partagĂ©e, un rĂŽle dont Ă  elle seule elle n’a plus les moyens. Il est essentiel de se souvenir de cette promesse pour comprendre la dĂ©sillusion amenĂ©e par les changements ultĂ©rieurs. 

 

La fin de l’idĂ©e de nation europĂ©enne 

La chute du bloc communiste Ă  partir de 1989 a libĂ©rĂ© le dĂ©veloppement d’une immense bouffĂ©e d’air idĂ©ologique, dont l’aspect le plus spectaculaire a Ă©tĂ© les Ă©largissement successifs Ă  l’Est. Le renforcement de l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des composantes a effacĂ© la perspective d’arriver, un jour, Ă  crĂ©er une nation europĂ©enne. ConsĂ©quence inattendue :

Loin de l’idĂ©e que s’en faisaient ses PĂšres fondateurs, la construction europĂ©enne s’est rĂ©vĂ©lĂ©e ĂȘtre, en fait, l’amorce d’une fĂ©dĂ©ration mondiale des États-nations. Sans doute constitue-t-elle par force une puissance rĂ©gionale. Mais son destin n’est pas de s’affirmer dans sa particularitĂ© gĂ©ographique et civilisationnelle. Elle est ouverte dans son principe. Son gĂ©nie est cosmopolite.

Mais ses institutions n’ont pas suivi cette Ă©volution. Au contraire, elles ont continuĂ© Ă  avancer vers “une union toujours plus Ă©troite” de type fĂ©dĂ©ral. 

 

L’individu universel contre une nation europĂ©enne

L’universalisation toujours croissante de la figure de l’individu a encouragĂ© la dĂ©marche europĂ©enne d’abolition des frontiĂšres. L’ĂȘtre de droit qu’il reprĂ©sente se meut dans un monde post-national. Cette figure sape donc tout autant l’idĂ©e d’une nation europĂ©enne bornĂ©e sur un territoire dĂ©fini. 

 

Un objet politique non-identifiable

L’Union europĂ©enne est en outre devenue un objet politique non-identifiable qui ne satisfait plus aux attentes que placent inconsciemment les citoyens en elle en tant qu’ils sont membres d’une communautĂ© politique.

Elle ne leur donne pas le sentiment de protection qu’apporte l’idĂ©e d’appartenir Ă  un collectif, ne se donne pas d’identitĂ© ni la possibilitĂ© pour ses membres de se situer dans une histoire commune et assumĂ©e pour comprendre sa place dans le monde. 

 

L’égalitĂ© des nations

Un autre Ă©lĂ©ment agit ici aussi. Les nations se sont transformĂ©es : l’État n’est plus un englobant contraignant. Il est devenu une infrastructure, un socle implicite. Il est le producteur de l’espace collectif dans lesquels les individus peuvent se penser (je me pense avant tout comme membre de l’État “France”, je ne me situe nulle part, sauf affirmation militante, lorsque je me dis citoyen du monde). Cette transformation du statut de l’État a modifiĂ© les conditions de coexistence des nations. Elles ont intĂ©grĂ© leur similitude dans leur pluralitĂ© :

[Les nations] n’existent qu’à plusieurs et qu’en rapport les uns avec les autres ; elles sont taillĂ©es sur le mĂȘme patron ; elles se consacrent Ă  la mĂȘme tĂąche. 

C’est une rĂ©volution intellectuelle et morale : elles ont pris conscience de leur parentĂ© fonciĂšre. Nous sommes Ă  l’ñge de l’égalitĂ© dans les rapports internationaux. Elle rend possible une “consociation entre eux fondĂ©e sur le sentiment de l’oeuvre conduite en commun”. 

 

Une Europe des peuples Ă  horizon mondial

La direction, l’esprit et la teneur de la construction europĂ©enne a changĂ©. Sa dynamique est dĂ©sormais universaliste. 

L’horizon a basculĂ© ; il a cessĂ© d’ĂȘtre l’édification d’une nation europĂ©enne particuliĂšre pour devenir la formation d’une communautĂ© des nations Ă  vocation universelle, en droit ouverte Ă  toutes celles qui se reconnaissent dans les conditions de ce processus de mise en commun. 

Les nations europĂ©ennes sont dĂ©sormais les seules Ă  pouvoir faire vivre leur association. L’autogouvernement au niveau Ă©tatique est devenu insĂ©parable de l’autogouvernement Ă  plusieurs.

Le programme dĂ©sormais doit se concentrer sur une mission : amĂ©nager la solidaritĂ© des dĂ©mocraties. C’est la tĂąche qu’il faut dĂ©sormais accomplir. À l’intĂ©rieur, cette transformation demande une clarification de la rĂšgle de subsidiaritĂ© : que faut-il faire en commun ? Que faut-il faire au niveau des nations ? À l’extĂ©rieur, elle demande une maĂźtrise de l’ouverture Ă  d’autres partenaires. 

La nouvelle Europe en train de dĂ©canter au milieu de la confusion propre Ă  ce genre de tournants historiques sera une Europe des peuples Ă  horizon mondial. 

 

 

À lire


Cet article synthĂ©tise deux articles de Marcel Gauchet que l’on peut retrouver dans La Condition politique, livre de trĂšs haute tenue dont la lecture serait trĂšs bĂ©nĂ©fique Ă  tous ceux qui prĂ©parent des concours.