Plus lâEurope se fait, moins elle sait ce quâelle est et doit ĂȘtre.
Lâarticle de Marcel Gauchet tente de prononcer une formulation philosophique de ce problĂšme. Depuis la chute du bloc soviĂ©tique, ce problĂšme sâest accentuĂ© : lâEurope est âun objet politique non identifiĂ©â selon le mot de Jacques Delors. Au-delĂ des justifications pratiques Ă sa construction, comme la dĂ©fense de la paix, lâaccroissement de la prospĂ©ritĂ©, la recherche de la taille dans un monde oĂč les Ătats-nations europĂ©ens se rĂ©vĂšlent trop petits, lâobjectif profond du projet europĂ©en est brouillĂ©.
Il y a quelque chose dans lâhistoire europĂ©enne qui pousse Ă une unification du continent et, en mĂȘme temps, cette unification reste problĂ©matique.
Cet article est une synthĂšse dâun article de Marcel Gauchet publiĂ© dans le numĂ©ro 129 de la revue Le DĂ©bat, de mars-avril 2004, que lâon peut retrouver dans La Condition politique, livre indispensable sâil en est pour comprendre notre situation politique.
LâoriginalitĂ© de la construction europĂ©enne

LâEurope, une fĂ©dĂ©ration dâĂtats-nations
LâUnion europĂ©enne nâest pas la seule organisation qui cherche Ă fĂ©dĂ©rer, unir ou rapprocher des Ătats-nations. Dâautres exemples dâintĂ©grations rĂ©gionales existent : le Mercosur en AmĂ©rique du Sud, lâAlena en AmĂ©rique du Nord, lâAsean en Asie du Sud-EstâŠMais la construction europĂ©enne est faite de quelque chose de plus spĂ©cifique.
LâEurope ne peut ĂȘtre ni une simple zone de libre Ă©change entre des Ătats-nations associĂ©s en vue de leur prospĂ©ritĂ© commune, ni une nation-Ătat fĂ©dĂ©rale unitaire.
Cette disposition originelle de lâEurope est une Ă©nigme, ramassĂ©e dans la la formule de Jacques Delors : âune fĂ©dĂ©ration dâĂtats-nationsâ. En effet, lâEurope nâa pas vocation Ă devenir un grand Ătat-nation remplaçant les nations actuelles, mais une fĂ©dĂ©ration dâĂtats-nations, une union politique oĂč les Ătats-nations restent des Ătats-nations.
Les nations europĂ©ennes sont la base de lâUnion
Câest sĂ»r la base des Ătats-nations que lâEurope se fait. Les Ătats ne sont pas uniquement des machines Ă sâaffronter les unes les autres. Loin de ne contenir quâun principe dâaffrontement dont le XXe siĂšcle a Ă©tĂ© tĂ©moin, les nations contiennent aussi un principe dâunion de termes sĂ©parĂ©s. Le cosmopolitisme est fils des Ătats-nations autant que le bellicisme.
Ce sont les nations qui rendent possible le projet de leur rĂ©union au sein dâun ensemble plus vaste, dâune communautĂ© universelle des nations basĂ©e sur lâĂ©galitĂ© de ses composantes et leur libre accord.
La visĂ©e de la construction europĂ©enne nâest donc pas de former une ânation europĂ©enneâ. Lâunion des nations de lâEurope reprĂ©sente quelque chose de diffĂ©rent.
Lâuniversalisme europĂ©en procĂšde de la mĂȘme logique. Alors que lâuniversalisme amĂ©ricain est national, fait dâune nation qui se pense exceptionnelle par les valeurs qui ont prĂ©sidĂ© Ă sa fondation et son dĂ©veloppement, lâuniversalisme europĂ©en est polycentrique. Toutes les nations y concourent, aucune ne lâincarne mais aucun extĂ©rieur nâest exclu.
Le problÚme européen : les nations et la civilisation
Le problĂšme europĂ©en est un problĂšme dâarticulation entre les nations et la civilisation.
Telle est la thĂšse de Marcel Gauchet. La civilisation, au singulier, doit ĂȘtre comprise comme le produit commun des nations. Elle est leur horizon universel. La civilisation ne peut en revanche pas exister sans le support des nations qui sont les vecteurs de son dĂ©veloppement. Une civilisation qui veut sâaccomplir en dehors des communautĂ©s particuliĂšres risque de sâabolir.
Cette situation, problĂ©matique, existait dĂ©jĂ avant la PremiĂšre Guerre mondiale selon Gauchet. Il reprend alors une formulation de lâhistorien Charles Seignobos (Histoire de la civilisation contemporaine, 1899) :
La civilisation commune crĂ©e un courant international qui pousse les peuples Ă se sentir solidaires et Ă se rapprocher ; les rivalitĂ©s et les haines crĂ©ent un courant national qui pousse les peuples Ă sâisoler et Ă se traiter en ennemis. De la force de ces deux courants dĂ©pendra lâavenir du monde.
Quâest-ce que la civilisation ?
Le terme de civilisation, apparu Ă la moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle, exprime une identitĂ© commune au-delĂ des particularismes nationaux. La civilisation est Ă cette Ă©poque identifiĂ©e Ă lâoeuvre du progrĂšs, une somme de rĂ©alisations durables et susceptibles dâaccumulation, fruits de la raison. Le progrĂšs de cette civilisation sâincarne dans les dĂ©couvertes scientifiques contribuant au progrĂšs de lâesprit humain en gĂ©nĂ©ral. Cette civilisation sâĂ©tend par extension aux perfectionnements de lâesprit dans les arts mĂ©caniques, les lois ou les moeurs.
Câest un mouvement, dans le temps, de lâesprit humain et des communautĂ©s humaines qui tend vers le meilleur. La somme de ces avancĂ©es par le pouvoir de la raison porte le nom de civilisation. Les hommes ont en commun une oeuvre qui transcende la particularitĂ© de leurs appartenances et promet de les faire coexister un jour dans la paix, tel que lâexprime le projet cosmopolitique dâun Kant, par exemple.
La civilisation, oeuvre des nations
Une nation est une communautĂ© qui partage un projet historique collectif. Telle quel, elle se dĂ©veloppe dans sa particularitĂ©. Mais cet acteur historique ne sâenferme pas en lui-mĂȘme. Une nation, en dĂ©veloppant son projet au cours de lâhistoire, produit quelque chose de valable pour tous : elle touche au domaine de lâuniversel. La civilisation est cette notion qui donne lâidĂ©e de cette oeuvre universelle qui est rĂ©alisĂ©e au cours de lâhistoire. Elle est le nom de ce que les communautĂ©s particuliĂšres ont en partage, ce quâelles contribuent Ă faire Ă©merger, ce dans quoi elles se reconnaissent.
La nation est par ailleurs un Ă©lĂ©ment qui inclut la pluralitĂ© dans son essence. LâidĂ©e de nation est insĂ©parable de leur coexistence et de leur rivalitĂ©. Mais pluralitĂ© des nations ne veut pas dire hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©s des nations. Elles partagent une culture commune, romaine et chrĂ©tienne.
Le temps de lâhistoire
Les nations et la civilisation sâalimentent dâune mĂȘme chose : lâhistoire. On regarde leur dĂ©veloppement du point de vue historique. Quâest-ce que cela signifie ? Nous sommes au temps de lâhistoire, câest-Ă -dire une Ă©poque oĂč nous sommes conscients que nous produisons collectivement un avenir. Nous sommes conscient que nous faisons lâhistoire en vue de produire lâavenir.
Trois configurations du problÚme européen
Ce problĂšme europĂ©en dâarticulation entre les nations et la civilisation se dĂ©cline sous trois configurations significatives depuis le XIXe siĂšcle.
1. La civilisation par les nationalitĂ©s, oĂč lâon suppose une harmonie naturelle entre les deux termes. Cette formule culmine au milieu du XIXe siĂšcle.
2. Les nationalismes au nom de la civilisation. De fait, ils sont contre la civilisation. La civilisation est victime des nations qui prĂ©tendent la capter Ă leur profit. Cette formule correspond Ă lâĂąge des impĂ©rialismes autour de 1900.
3. La civilisation sans les nations ou le dĂ©passement des nations au profit de la civilisation. Bien que moins belligĂšne que la formule prĂ©cĂ©dente, cette formule pose aussi un problĂšme dâarticulation entre nations et la civilisation.
Quand les royaumes sâuniversalisent

Capter lâuniversel
Les nations ont eu lâambition de capter lâuniversel Ă leur profit. En effet, les royaumes qui les ont prĂ©cĂ©dĂ© ont cherchĂ© Ă capter sur un territoire limitĂ© lâuniversalitĂ© que porte lâEmpire : les monarques ont voulu donner Ă leur territoire la vocation Ă exprimer lâunitĂ© du genre humain qui donne sens Ă lâidĂ©e impĂ©riale.
En plus de lâEmpire, les nations cherchent Ă capter le deuxiĂšme vecteur de lâuniversel, lâĂglise. Les royaumes qui ont prĂ©cĂ©dĂ© les nations ont cherchĂ© Ă sâapproprier la religion chrĂ©tienne Ă leur profit : une ânationalisationâ des Ăglises avant lâheure. Dans les pays oĂč il sâimpose, le protestantisme fait cette oeuvre. En France, oĂč la RĂ©forme ne sâimpose pas, le roi cherche Ă subordonner lâĂglise gallicane pour voir confluer fidĂ©litĂ© du chrĂ©tien et fidĂ©litĂ© du sujet.
La concurrence entre nations
Ces proto-nations telles que les appelle Marcel Gauchet, les royaumes de lâEurope, par cette capture de lâuniversalitĂ© de lâEmpire et de lâĂglise Ă leur profit, vivent en concurrence. Chaque nation est particuliĂšre, mais chacune se revendique de lâuniversalisme. Ce sont des Ătats rivaux, mais similaires et ouverts les uns aux autres. Ils se suivent, sâobservent et se copient. Peu Ă peu se dĂ©gage lâidĂ©e que chaque nation reprĂ©sente une maniĂšre lĂ©gitimement diffĂ©rente de faire la mĂȘme chose et de tendre vers le mĂȘme but.
Le nationalisme vient discréditer la civilisation

La civilisation par les nationalités
De 1820 Ă 1870, de lâindĂ©pendance grecque Ă lâunification allemande, lâaffirmation des nationalitĂ©s et le dĂ©veloppement de la civilisation vont de pair :
âŠsâil faut consacrer lâexistence des nations historiques, câest afin dâajouter un agent libre et efficace de plus Ă lâentreprise universelle de la civilisation.
Ainsi Michelet affirme-t-il dans le Le peuple que âla patrie est lâinitiation nĂ©cessaire Ă lâuniverselle patrie.â Plus il y aura de nations libĂ©rĂ©es de lâoppression, plus elles pourront travailler ensemble Ă la concorde.
Les nationalismes au nom de la civilisation
Le nationalisme arrive, dans les deux derniÚres décennies du XIXe siÚcle comme une rupture par rapport à cette perspective.
Le nationalisme et lâimpĂ©rialisme correspondent Ă une lutte pour la prĂ©pondĂ©rance civilisationnelle, oĂč chaque nation tend Ă se poser comme Ă©lue de Dieu, du destin ou de lâhistoire en tant quâinterprĂšte et agent de la civilisation. Ă la limite, elle se veut lâuniversel Ă elle seule.
Ainsi, Joseph Chamberlain, apĂŽtre du progrĂšs social par la âplus grande Angleterreâ, peut-il affirmer dans son discours du 11 novembre 1895 :
Je crois en cette race, la plus grande des races gouvernantes que le monde ait jamais connues, en cette race anglo-saxonne, fiĂšre, tenace, confiante en soi, rĂ©solue, que nul climat, nul changement ne saurait abĂątardir, et qui, infailliblement, sera la force prĂ©dominante de la future histoire et de la civilisation universelle⊠Et je crois en lâavenir de cet empire, vaste comme le monde, dont un Anglais ne saurait parler sans un frisson dâenthousiasme.â
Le nationalisme se distingue ainsi du chauvinisme par la composante universaliste dans son exaltation particulariste. La nation du nationaliste a une mission civilisationnelle qui doit passer par lâexpansion la plus large possible : colonialisme en de nouvelles terres, et colonisation intĂ©rieure, Ă la âfrontiĂšreâ amĂ©ricaine, borne de lâexpansion de la civilisation.
La notion de civilisation a Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ©e par cette tentative dâappropriation par chaque nation, qui ont justifiĂ© par elle guerres et colonisations.
Quand lâEurope ne croĂźt plus aux nations

Le retour de la civilisation : lâĂ©conomie et le droit
On nâose plus prononcer le mot de civilisation, dĂ©sormais condamnĂ©. Mais la notion a fait un retour subreptice au premier plan, dans une Europe oĂč la guerre entre les grands ennemis dâhier est devenue presque impossible. En effet :
Le retour de la civilisation sâest effectuĂ© sous son aspect le plus humble, le plus prosaĂŻque, mais aussi le moins sujet Ă discussion : lâaspect matĂ©riel de lâindustrie, de la technique, des Ă©changes, du calcul Ă©conomique.
Câest une concrĂ©tisation de lâuniversalitĂ© scientifique. Par lâĂ©conomie, Ă©lĂ©ment partagĂ© universellement, la civilisation a trouvĂ© une incarnation pratique. Cette ressaisie sâest montrĂ©e dâune efficacitĂ© incomparable. Ă cet universel scientifique, pratique, qui modĂšle la pensĂ©e (une mĂȘme façon dâenvisager lâaction de produire, une mĂȘme façon de prĂ©parer des transactions efficaces, etc.), sâest ajoutĂ© un autre Ă©lĂ©ment qui tient de lâuniversalisme de la civilisation : celui du droit et de lâĂtat de droit.
Le dépassement des nations
En mĂȘme temps, lâEurope se dĂ©finit comme une communautĂ© dans laquelle sâapplique des rĂšgles et des valeurs valables pour les personnes et les institutions. Les nations ne peuvent que vouloir appliquer ces rĂšgles qui tiennent de lâuniversellement acceptable. La cĂ©lĂšbre thĂšse du âpatriotisme constitutionnelâ dĂ©fendue par Habermas lie la fidĂ©litĂ© des citoyens Ă la chose publique, Ă la validitĂ© reconnue aux normes qui rĂ©gissent la communautĂ©. Cependant, cette thĂšse oublie le support particulier nĂ©cessaire Ă lâĂ©lĂ©vation du citoyen Ă cet universel.
Les nations europĂ©ennes sont en effet Ă un degrĂ© dâouverture inĂ©galĂ© de leur histoire, du point de vue de ce quâelles ont en commun, du genre dâactivitĂ©s auxquelles leurs sociĂ©tĂ©s se dĂ©dient et du fonctionnement de leurs corps politiques. Cette configuration les place devant la perspective de leur dĂ©passement. En effet, au regard de leurs similitudes, quâest-ce qui justifie leur sĂ©paration ? LĂ est le problĂšme.
Lâoeuvre de rapprochement quâopĂšre la civilisation nâest pas politique. Elle associe les peuples, abolit les anciens motifs dâhostilitĂ©, mais ne donne aucun Ă©lĂ©ment pour fonder une nation europĂ©enne, seule Ă mĂȘme dâassurer la direction de la communautĂ©.
Aujourdâhui, le problĂšme europĂ©en est inverse de celui de 1900 :
La civilisation tend, en Europe, Ă dissoudre les nations en elle. Ou, pour ĂȘtre plus exact, elle pousse les nations, puisque lâinitiative du mouvement leur appartient, Ă se sublimer dans lâuniversalitĂ© rĂ©alisĂ©e de la civilisation dont leur histoire moderne a accouchĂ©.
Une nation européenne impossible
Un Ă©lĂ©ment rend la perspective de la crĂ©ation dâune nation unique impossible. Le projet europĂ©en ne vise pas une universalitĂ© qui lui serait propre. Il vise Ă lâuniversel tout court. Les rĂšgles et normes quâil produit, le projet quâil propose, pourraient ĂȘtre Ă©galement valables pour toutes les nations du monde. Sâil en est ainsi, câest parce quâune pluralitĂ© de nations concordent Ă le produire, et oublient ainsi leurs particularismes.
Si lâuniversalisme amĂ©ricain peut facilement sâenfermer sur lui-mĂȘme, si les Ătats-Unis peuvent prĂ©tendre ĂȘtre la terre dâĂ©lection de la civilisation oĂč elle se dĂ©veloppe indĂ©pendamment du monde, les nations europĂ©ennes ne peuvent ignorer, elles, ni les Ătats-Unis, ni la diversitĂ© de leurs histoires propres.
Ainsi, lâuniversalisme europĂ©en distingue ses valeurs et ses rĂšgles de leur application concrĂšte, toujours singuliĂšre, dans chaque nation. Le risque alors est celui de lâindĂ©finition : quelles sont les limites de cette civilisation ? Autre Ă©lĂ©ment : puisque chaque Ătat europĂ©en tend vers les mĂȘmes buts et aspirations, pourquoi ne pas se libĂ©rer dâeux pour se concentrer sur lâessentiel ? En dâautres termes, pourquoi ne pas dissoudre les corps politiques ? Cette dissolution :
[âŠ] les verrait sâeffacer au sein dâune sociĂ©tĂ© enfin rendue Ă la vĂ©ritĂ© de ses seules composantes qui vaillent, la garantie du droit des personnes et lâefficacitĂ© des mĂ©canismes Ă©conomiques.
DâoĂč :
âŠlâaspiration Ă une communautĂ© supra-politique, oĂč une âgouvernanceâ globale suffirait Ă assurer les arbitrages et lâĂ©quilibre entre les diffĂ©rentes faces de cette dynamique civilisationnelle enfin pleinement consacrĂ©e dans son homogĂ©nĂ©itĂ©.
De lĂ le pĂ©ril dâune autodestruction : lâuniversalisme europĂ©en a pour seul moteur la volontĂ© des nations qui veulent transcender leurs particularismes. Les nations sont le laboratoire du genre dâunitĂ© auquel aspire lâEurope.
Le jour oĂč il nây aura plus de nations pour vouloir lâEurope, il nây aura plus dâEurope.
Universalité civilisationnelle, particularisme culturel
La civilisation occidentale, civilisation universelle
Bien sĂ»r, il existe dâautres grandes civilisations que la civilisation occidentale, qui sont autant de reprĂ©sentantes dâune maniĂšre dâĂȘtre de lâhumanitĂ©. Il est Ă©videmment puĂ©ril de considĂ©rer la civilisation occidentale comme la seule digne de ce nom, la critique de lâethnocentrisme Ă©tant lĂ un des acquis majeurs du XXe siĂšcle.
Cependant, Marcel Gauchet distingue la civilisation au singulier, dans la mesure oĂč il se dĂ©veloppe dans lâOccident moderne quelque chose qui dĂ©passe lâOccident :
âŠun mode de pensĂ©e dont lâexplication rationnelle et mathĂ©matique de la nature forme le noyau. Un mode de pensĂ©e qui ne reste pas confinĂ© dans la connaissance scientifique, mais qui irradie la vie sociale, sây diffuse par le canal de la technique, sây Ă©largit en mode dâaction rationnel, dont le calcul Ă©conomique est la forme la plus rĂ©pandue, mais non la seule, loin sâen faut.
Un deuxiĂšme noyau de la civilisation occidentale
Ă ce noyau, dont la validitĂ© universelle est incontestable (tout le monde accepte les mathĂ©matiques), Marcel Gauchet veut en ajouter un deuxiĂšme, sujet Ă dĂ©bats. Ce deuxiĂšme noyau est constituĂ© du principe de lĂ©gitimitĂ© constituĂ© par les droits individuels, âles droits de lâhommeâ.
Si la source du droit nâest pas hĂ©tĂ©ronome, si elle nâest pas hĂ©ritĂ©e des ancĂȘtres, elle se trouve alors dans lâĂ©gale libertĂ© attribuĂ©e aux individus. Si lâuniversalitĂ© des droits de lâhomme fait dĂ©bat, câest que certaines rĂ©gions du monde ne sont pas âsortie de la religionâ. Quâest-ce que cela signifie ? Cela veut dire que certains pays lĂ©gitiment toujours la configuration de leur sociĂ©tĂ© par ce qui se prĂ©sente avant soi ou au-dessus de soi (âles ancĂȘtres faisaient ainsiâ, âDieu dicteâ, etc.).
Une civilisation mondiale
Ces deux noyaux de la civilisation occidentale, la science, qui dĂ©termine une maniĂšre de penser et de faire, et la politique, qui dĂ©termine une maniĂšre collective de fonctionner, sont destinĂ©s Ă devenir les noyaux dâune civilisation mondiale, planĂ©taire. LâOccident ne les impose pas : les autres nations se les approprient en raison des biens quâils promettent. Nulle contrainte Ă lâoccidentalisation, comme lors de la premiĂšre mondialisation de la fin du XIXe siĂšcle et du dĂ©but du XXe siĂšcle.
Cette appropriation ne se fait pas sans difficultĂ©s. En tĂ©moigne le recrutement de fondamentalistes dans des milieux qui ont pourtant bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune formation scientifique. Nâoublions pas lâhistoire de lâEurope qui est un rappel des douleurs quâentraĂźne lâavĂšnement du monde moderne.
La nécessité du particularisme
Ces deux noyaux dâuniversalitĂ© se diffusent partout parce quâils nâont pas rĂ©ponses Ă tout. Il ne dĂ©finissent pas une maniĂšre dâĂȘtre totale.
La science, le calcul, les rĂšgles de lâaction rationnelle ne dictent pas le tout des façons de penser des façons de faire. Les droits de lâhomme ne commandent pas le tout des rapports entre les ĂȘtres et du fonctionnement des institutions politiques. Il y a plus dâune façon de les entendre et de les mettre en oeuvre.
Le particularisme est, on le voit, nĂ©cessaire. La diversitĂ© dâentendre, dâappliquer et dâamĂ©nager ces principes universels est dâessence. La modernitĂ© est multiple et va lâĂȘtre davantage.
Il y a des dĂ©mocraties, et non pas une, des systĂšmes de droit, des capitalismes et mĂȘmes des visions de la science et de la technique. En ces domaines, il ne peut quây avoir plusieurs maniĂšres de viser la mĂȘme chose, des maniĂšres ancrĂ©es dans la contingence dâhistoires singuliĂšres.
Culture et civilisation ne sâopposent donc pas. La civilisation universelle se dĂ©cline en autant de cultures quâil y a de nations. Elle ne se donne jamais dans sa puretĂ©, mais sâexprime chaque fois dans un cadre particulier oĂč elle acquiert une physionomie spĂ©cifique en fonction de lâhistoire dans laquelle elle sâinsĂšre. La nation en est le catalyseur. Trois raisons dĂ©finissent cette articulation.
En premier lieu :
la mise en oeuvre progressive de lâuniversel scientifique, Ă©conomique ou politique se dĂ©roule dans le temps. Elle exige un Ă©norme travail de cohĂ©rence afin de nouer la nouveautĂ© en train dâadvenir avec lâhĂ©ritage en place, lâancien permettant de lire lâinĂ©dit, lâinĂ©dit demandant de relire lâancien [âŠ] VoilĂ en quoi lâavancement de la civilisation suppose lâĂ©laboration dâune culture au travers de laquelle elle prend sens historiquement et socialement pour les acteurs.
En deuxiĂšme lieu, il faut noter que nous nâĂ©voluons pas spontanĂ©ment dans le domaine de lâuniversel. Nous parlons des langues diffĂ©rentes. Nous sommes primitivement assignĂ©s Ă une particularitĂ© au-delĂ de laquelle nous nous construisons.
En troisiĂšme lieu, lâuniversel de la civilisation exige, de par sa nature, dâĂȘtre mis en oeuvre de maniĂšre collective, consciente et maĂźtrisĂ©e. Elle sâeffectue naturellement dans une dĂ©mocratie forte, oĂč les intentions collectives font lâobjet dâune façonnement dĂ©libĂ©rĂ©. La civilisation rĂ©clame le gouvernement commun de ses produits.
Les nations sont elles-mĂȘmes tournĂ©es vers la civilisation : elles permettent Ă leurs membres de rĂ©aliser quelque chose qui les dĂ©passent.
[La nation] ne tire sa substance que de son inscription Ă lâintĂ©rieur dâune civilisation, dont la nature universelle la justifie dans ses efforts pour en donner, du sein de ses limites, lâexpression la plus exemplaire possible.
Conclusion
Pour Marcel Gauchet, nous avons donc de fortes raisons de penser que nous aurons affaire au couple nation/civilisation pour longtemps. Le problĂšme europĂ©en rĂ©side aussi ici : si lâantagonisme meurtrier entre les nations est aujourdâhui un lointain souvenir, cette association nĂ©cessaire entre nations et civilisation rend impossible la grande fĂ©dĂ©ration rĂȘvĂ©e par les premiers promoteurs de la construction europĂ©enne.
Ce qui lie est aussi ce qui sĂ©pare. LâintensitĂ© de lâaspiration Ă lâunitĂ© civilisationnelle nâa dâĂ©gale que la rĂ©sistance des inscriptions nationales, dâautant plus inexpugnables que devenues pour une grande part inconscientes.
La dĂ©marche des fondateurs a Ă©puisĂ© ses ressources. On ne peut plus non plus faire sans savoir ce que lâon fait, au prix de rĂ©veiller des contradictions entre des termes jusque lĂ harmoniques.
LâEurope avec les peuples
Cet empire de la civilisation, sans territoires ni pouvoir pour lâincarner, ne peut reposer que sur le concours actifs des nations quâil transcende. LâEurope avancera par les peuples ou nâavancera plus. Elle est condamnĂ©e autrement, Ă lâinterminable piĂ©tinement sur place dâune dĂ©construction de ses composantes sans construction dâune chose commune, sous la houlette dâune âbureaucratie missionnaire dont la cĂ©citĂ© le dispute Ă lâardeur.â
Un monde dâĂtats-nations
LâEurope doit en outre ĂȘtre consciente que son ambition nâa rien de banale : nous vivons dans un monde dâĂtat-nations loin du stade atteints par les nations europĂ©ennes. Il faut que les EuropĂ©ens raisonnent Ă lâaune de ce monde pour mieux faire vivre le mĂ©canisme subtil de leur union.
La nouvelle Europe
Chapitre issu dâun article inĂ©dit publiĂ© dans La Condition politique, âLa nouvelle Europeâ.
LâEurope indĂ©finie
LâEurope a trĂšs mal nĂ©gociĂ© le tournant de la chute du communisme. Cet impĂ©ratif de dĂ©fense commune avait un impact identitaire sur le projet : notre façon de vivre contre la leur. Ă lâabri de cette nĂ©cessitĂ© a pris corps la construction dâune Europe unie. Elle est fille de la paix, et non lâinverse.
Le projet europĂ©en avait pour horizon lointain la construction dâune nation unique pour rĂ©pondre aux dĂ©fis posĂ©s par la taille des Ătats-Unis et de lâUnion soviĂ©tique. En attendant, lâentitĂ© Ă©mergente est restĂ©e dans une indĂ©finition prudente, entre un embryon de fĂ©dĂ©ralisme et une coopĂ©ration intergouvernementale Ă©troite.
Pour faire oublier lâĂ©croulement du rĂȘve de la construction du socialisme dans un seul pays, la France de François Mitterrand place la construction de lâEurope comme son grand dessin.
LâEurope sera pour la France le moyen de retrouver, grĂące Ă la souverainetĂ© partagĂ©e, un rĂŽle dont Ă elle seule elle nâa plus les moyens. Il est essentiel de se souvenir de cette promesse pour comprendre la dĂ©sillusion amenĂ©e par les changements ultĂ©rieurs.
La fin de lâidĂ©e de nation europĂ©enne
La chute du bloc communiste Ă partir de 1989 a libĂ©rĂ© le dĂ©veloppement dâune immense bouffĂ©e dâair idĂ©ologique, dont lâaspect le plus spectaculaire a Ă©tĂ© les Ă©largissement successifs Ă lâEst. Le renforcement de lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des composantes a effacĂ© la perspective dâarriver, un jour, Ă crĂ©er une nation europĂ©enne. ConsĂ©quence inattendue :
Loin de lâidĂ©e que sâen faisaient ses PĂšres fondateurs, la construction europĂ©enne sâest rĂ©vĂ©lĂ©e ĂȘtre, en fait, lâamorce dâune fĂ©dĂ©ration mondiale des Ătats-nations. Sans doute constitue-t-elle par force une puissance rĂ©gionale. Mais son destin nâest pas de sâaffirmer dans sa particularitĂ© gĂ©ographique et civilisationnelle. Elle est ouverte dans son principe. Son gĂ©nie est cosmopolite.
Mais ses institutions nâont pas suivi cette Ă©volution. Au contraire, elles ont continuĂ© Ă avancer vers âune union toujours plus Ă©troiteâ de type fĂ©dĂ©ral.
Lâindividu universel contre une nation europĂ©enne
Lâuniversalisation toujours croissante de la figure de lâindividu a encouragĂ© la dĂ©marche europĂ©enne dâabolition des frontiĂšres. LâĂȘtre de droit quâil reprĂ©sente se meut dans un monde post-national. Cette figure sape donc tout autant lâidĂ©e dâune nation europĂ©enne bornĂ©e sur un territoire dĂ©fini.
Un objet politique non-identifiable
LâUnion europĂ©enne est en outre devenue un objet politique non-identifiable qui ne satisfait plus aux attentes que placent inconsciemment les citoyens en elle en tant quâils sont membres dâune communautĂ© politique.
Elle ne leur donne pas le sentiment de protection quâapporte lâidĂ©e dâappartenir Ă un collectif, ne se donne pas dâidentitĂ© ni la possibilitĂ© pour ses membres de se situer dans une histoire commune et assumĂ©e pour comprendre sa place dans le monde.
LâĂ©galitĂ© des nations
Un autre Ă©lĂ©ment agit ici aussi. Les nations se sont transformĂ©es : lâĂtat nâest plus un englobant contraignant. Il est devenu une infrastructure, un socle implicite. Il est le producteur de lâespace collectif dans lesquels les individus peuvent se penser (je me pense avant tout comme membre de lâĂtat âFranceâ, je ne me situe nulle part, sauf affirmation militante, lorsque je me dis citoyen du monde). Cette transformation du statut de lâĂtat a modifiĂ© les conditions de coexistence des nations. Elles ont intĂ©grĂ© leur similitude dans leur pluralitĂ© :
[Les nations] nâexistent quâĂ plusieurs et quâen rapport les uns avec les autres ; elles sont taillĂ©es sur le mĂȘme patron ; elles se consacrent Ă la mĂȘme tĂąche.
Câest une rĂ©volution intellectuelle et morale : elles ont pris conscience de leur parentĂ© fonciĂšre. Nous sommes Ă lâĂąge de lâĂ©galitĂ© dans les rapports internationaux. Elle rend possible une âconsociation entre eux fondĂ©e sur le sentiment de lâoeuvre conduite en communâ.
Une Europe des peuples Ă horizon mondial
La direction, lâesprit et la teneur de la construction europĂ©enne a changĂ©. Sa dynamique est dĂ©sormais universaliste.
Lâhorizon a basculĂ© ; il a cessĂ© dâĂȘtre lâĂ©dification dâune nation europĂ©enne particuliĂšre pour devenir la formation dâune communautĂ© des nations Ă vocation universelle, en droit ouverte Ă toutes celles qui se reconnaissent dans les conditions de ce processus de mise en commun.
Les nations europĂ©ennes sont dĂ©sormais les seules Ă pouvoir faire vivre leur association. Lâautogouvernement au niveau Ă©tatique est devenu insĂ©parable de lâautogouvernement Ă plusieurs.
Le programme dĂ©sormais doit se concentrer sur une mission : amĂ©nager la solidaritĂ© des dĂ©mocraties. Câest la tĂąche quâil faut dĂ©sormais accomplir. Ă lâintĂ©rieur, cette transformation demande une clarification de la rĂšgle de subsidiaritĂ© : que faut-il faire en commun ? Que faut-il faire au niveau des nations ? Ă lâextĂ©rieur, elle demande une maĂźtrise de lâouverture Ă dâautres partenaires.
La nouvelle Europe en train de décanter au milieu de la confusion propre à ce genre de tournants historiques sera une Europe des peuples à horizon mondial.
Ă lire
Cet article synthĂ©tise deux articles de Marcel Gauchet que lâon peut retrouver dans La Condition politique, livre de trĂšs haute tenue dont la lecture serait trĂšs bĂ©nĂ©fique Ă tous ceux qui prĂ©parent des concours.
Laisser un commentaire