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Sartre : « l’enfer, c’est les Autres »

Publié le 27/12/2019
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L’aphorisme « l’enfer, c’est les Autres » se trouve dans une réplique de la fin de Huis clos (1944), pièce de Jean-Paul Sartre (1905 – 1980).

 

L’Enfer, c’est les autres : texte

Garcin : Il ne fera donc jamais nuit ?

Inès : Jamais

Garcin : Tu me verras toujours ?

Inès : Toujours.

(Garcin abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.)

Garcin : Le bronze… (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards, qui me mangent…(Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril…Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.

Estelle : Mon amour !

Garcin, la repoussant. : Laisse-moi. Elle est entre nous. Je ne peux pas t’aimer quand elle me voit.

Estelle : Ha ! Eh bien, elle ne nous verra plus.

(Elle prend le coupe-papier sur la table, se précipite sur Inès et lui porte plusieurs coups.)

Inès, se débattant et riant. : Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu fais, tu es folle ? Tu sais bien que je suis morte.

Estelle : Morte ?

(Elle laisse tomber le couteau. Un temps. Inès ramasse le couteau et s’en frappe avec rage.)

Inès : Morte ! Morte ! Morte ! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait , comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour toujours.

(Elle rit.)

Estelle, éclatant de rire. : Pour toujours, mon Dieu que c’est drôle ! Pour toujours !

Garcin, rit en les regardant toutes deux. : Pour toujours !

(Ils tombent assis, chacun sur son canapé. Un long silence. Ils cessent de rire et se regardent. Garcin se lève.)

Garcin : Eh bien, continuons.

Scène 5, tiré de l’édition Folio

« Autres » commence par une majuscule dans le texte de l’édition Folio.

L’enfer, c’est les Autres : explication

Cette réplique est devenue un proverbe qui signifie, communément, que la vie en société, celle qui nous oblige à supporter autrui, est infernale. Les rapports avec les autres seraient par nature éprouvants, violents, voire insupportables. Cependant, Sartre a donné une explication rétrospective à cette réplique qui vient contredire l’opinion générale sur sa signification :

L’enfer c’est les Autres a toujours été mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’était toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes […] Quoi que je dise sur moi, toujours, le jugement d’autrui entre dedans. Quoi que je sente en moi, le jugement d’autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui. Et alors, en effet, je suis en enfer. 

Un Théâtre de situations, 1973

Selon Sartre, si j’ai conscience de mon existence, l’Autre entre néanmoins inévitablement dans le processus de connaissance de moi. L’Autre est toujours présent quand je me pense. Il dispose par conséquent d’un pouvoir sur moi. Je suis en enfer lorsque, en paraphrasant Sartre, « mes rapports avec autrui sont tordus, viciés », ce qui entraîne une dépendance totale.

La configuration de Huis clos donne une illustration de ce que peuvent être ces rapports « tordus, viciés ». Les trois personnages, Garcin, Inès et Estelle, sont dans une chambre sans miroir qui symbolise l’enfer. Ils comprennent vite qu’aucun « bourreau » ne viendra faire les comptes de leur vie à leur place. Le véritable bourreau, c’est l’Autre :

  • « Inès : Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout. Ce sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs.
    Estelle : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
    Inès : Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres. »

Garcin refuse ce rôle, tente de s’isoler (« nous fermerons les yeux et chacun tâchera d’oublier la présence des autres »), mais les deux autres le contraignent à en sortir. D’abord par le pseudo-jeu-de-séduction qui s’installe entre eux : Estelle a besoin des autres pour exister (« quand je ne me vois pas, j’ai beau me tâter, je me demande si j’existe pour de vrai »), ce qui donne à Inès le pouvoir de la manipuler (« ou si je fermais les yeux, si je refusais de te regarder, que ferais-tu de toute cette beauté ? ») ; mais Estelle veut le regard de Garcin (« Je voudrais qu’il me regarde aussi »). Ensuite, par le refus catégorique d’Inès du silence de Garcin (« votre silence me crie dans les oreilles […] Vous avez beau vous rencogner sur votre canapé, vous êtes partout, les sons m’arrivent souillés parce que vous les avez entendus au passage. Vous m’avez volé jusqu’à mon visage, vous le connaissez et je ne le connais pas. »). Inès veut « choisir son enfer » : elle refuse le silence de l’autre pour « lutter à visage découvert ».

Puisque l’isolement est impossible, le dialogue et sa conséquence s’imposent : la définition de soi-même par le regard de l’Autre. C’est la véritable torture du bourreau. Les personnages vont se sonder et se creuser les uns les autres jusqu’à être « nus comme des vers » (Garcin). Une question s’impose alors : pourquoi ont-ils mérité d’être en enfer ? (« Tant que chacun de nous n’aura pas avoué pourquoi ils l’ont condamné, nous ne saurons rien »).

Mais les personnages refusent les aveux. Ils mentent aux autres et se mentent à eux-mêmes. Inès se dit « méchante », et au nom de cette méchanceté prétendue derrière laquelle elle se retranche, elle torture ses compagnons en refusant leurs faux semblants.

Elle pousse Garcin à s’avouer qu’il n’a pas fui la guerre par idéalisme pacifiste, mais par simple lâcheté (« Est-ce que ce sont les vraies raisons ? Tu raisonnais, tu ne voulais pas t’engager à la légère. Mais la peur, la haine et toutes les saletés qu’on cache, ce sont aussi des raisons […] »). Il n’est pas le héros pacifiste selon les histoires qu’il se racontait à lui-même, mais il est ce que voit Inès, c’est-à-dire un fuyard. Il découvre qu’il n’est pas ce qu’il veut être, mais il est ce que les autres reconnaissent en lui. Inès le met en position de faiblesse (« tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux. […] Ha ! lâche, lâche ! Va ! Va te faire consoler par les femmes. ») et Garcin s’assujettit à son regard (« Mais toi, qui me hais, si tu me crois, tu me sauves »). Estelle, infanticide qui ne veut pas entendre qu’elle est une assassin, s’oublie elle-même en se transformant en simple objet désir, dépendante du regard de ses deux compagnons dont elle est la proie.

On retrouve un processus similaire dans Hamlet (1603) de William Shakespeare (1564 – 1616). Hamlet, dont le père, roi du Danemark, a été assassiné, accable sa mère de s’être remariée seulement deux mois après avec le frère (et assassin, mais seul Hamlet le sait) de son ancien mari, Claudius. Il prend pouvoir sur elle par la parole :

La Reine : Hamlet, n’en dis pas plus !
Tu tournes mon regard vers le fond de mon âme
Et j’y vois de si noires taches, dont la teinte
Ne disparaîtra plus !

Hamlet : Oui, et cela pour vivre
Dans la rance sueur d’un lit graisseux,
Et croupir dans le stupre, et bêtifier, forniquer
Dans une bauge ordurière !

La Reine : N’en dis pas plus ! Comme autant de poignards
Tes mots entrent dans mes oreilles.
Plus rien, mon tendre Hamlet

III, 4, Traduction de Yves Bonnefoy

Dans cet enfer des autres, les personnages ne peuvent se fuir à eux-mêmes. Ils ne peuvent pas jouer la comédie. Ils ne peuvent pas être de mauvaise foi : cette expression désigne dans L’Être et le Néant (1943), un ouvrage philosophique de Sartre, l’attitude qui consiste à se mentir à soi-même en se figeant dans une identité et une conduite stéréotypée (« j’agis ainsi parce que je suis ainsi ») pour nier sa liberté et la responsabilité de ses actes. On se trouve des excuses de ne pas agir librement. Ainsi Inès justifie-t-elle sa méchanceté en se disant méchante, niant par là sa liberté de ne pas l’être. Garcin, Inès et Estelle, qui se livrent une surveillance infernale, ne peuvent se lover dans le confort de la mauvaise foi. 

Pour aller plus loin

Ainsi, l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où l’on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre, comme une liberté posée en face de moi, qui me pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l’intersubjectivité, et c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres.

L’Existentialisme est un humanisme, 1946

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