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« Nuit de Cristal » : 9 novembre 1938

Publié le 20/03/2020
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L’événement connu sous le nom de « nuit de Cristal » (Kristallnacht en allemand) est un pogrom (du russe погром, qui désigne les violences antisémites organisées par les autorités), c’est-à-dire des saccages, pillages et massacres, dirigé par le régime nazi, au pouvoir en Allemagne (1933 – 1945), et les organisations qui lui sont liées, contre les populations juives de toute l’Allemagne, de l’Autriche (annexée à l’Allemagne en mars 1938) et des Sudètes (régions tchécoslovaques occupées par l’armée allemande depuis octobre 1938). Ce pogrom se déroule du soir du 9 novembre 1938 jusqu’à l’après-midi du 10, et s’est même prolongé dans certaines localités, comme à Berlin.

En Allemagne, 267 synagogues sont détruites, 7500 entreprises et commerces sont saccagés, des cimetières sont dégradés, 91 juifs sont assassinés (selon le décompte officiel, ils pourraient être plus de 1300 en réalité), plus encore du fait de suicides postérieurs, sans compter les passages à tabac, et des femmes sont violées. En Autriche, 42 synagogues sont détruites, 27 Juifs sont tués, et les suicides sont nombreux (on compte 680 suicides à Vienne les jours suivants le pogrom).

 

Carte des localités ayant connu des destructions | Source

Le surnom « nuit de Cristal », d’origine inconnue mais qui fait référence au bruit du verre brisé pendant les saccages, masque donc par un euphémisme la violence du pogrom. Celui-ci ne s’est pas déroulé en outre sur une seule nuit, mais sur plusieurs jours, avant et après la nuit du 9 août.

 

Forcer les juifs à émigrer


La « nuit de Cristal » s’inscrit dans la politique de persécution des juifs par le régime nazi depuis 1933 pour les forcer à émigrer hors d’Allemagne. L’antisémitisme des nazis ne peut tolérer la proximité des Juifs, considérée comme une « pollution ». L’idéologie raciste des nazis fait craindre le mélange à ses séides : le sang aryen, la « race supérieure » germanique, est vu comme rare. Ainsi, plus de 400 décrets-lois sont pris pour rendre la vie impossible aux Juifs allemands (exclusion de la fonction publique, des professions libérales, des universités, interdiction de posséder des animaux ou des instruments de musique, de faire les courses avant 17h, etc.). Les lois de Nuremberg, adoptées le 15 septembre 1935, renforcent la politique antisémite des nazis. La « loi de protection du sang et de l’honneur allemand » interdit les mariages et relations sexuelles (considérées comme un crime de « honte raciale », Rassenschande, ce qui n’a pas empêché les viols au cours de la « nuit de Cristal ») entre « Allemands » et les « Juifs », ces derniers étant définis comme ceux ayant au moins trois grands-parents de religion juive par la « loi sur la citoyenneté du Reich ». Un office central pour l’émigration juive est créé à Vienne en août 1938.

Cependant, une minorité des Juifs allemands a quitté son pays depuis 1933. L’émigration est difficile car peu de pays souhaitent les accueillir : la France a restreint son droit d’asile en 1938 (un décret-loi du 12 novembre 1938 permet l’internement des « étrangers indésirables »), les États-Unis limitent l’immigration par des quotas, etc. L’Italie fasciste et la Hongrie se dotent, elles, de législation antisémites. La conférence d’Évian, organisée du 6 au 16 juillet 1938, est une débâcle : aucun pays n’accepte de recevoir des réfugiés juifs, à l’exception de la République dominicaine, mais sans suite. Le voyage du paquebot Saint-Louis, transportant à son bord plus de 900 réfugiés juifs allemands, est un symbole de l’abandon des juifs par les États occidentaux : il erre après avoir été rejeté de Cuba, des États-Unis, jusqu’à risquer finalement de revenir en Allemagne, avant qu’un règlement international permettent la répartition de ses passagers en Europe.

Ainsi, entre 1933 et 1938, seuls 150 000 juifs environ ont quitté l’Allemagne, souvent des hommes jeunes, sur les 500 et 520 000 « juifs intégraux » (volljuden), selon la catégorisation nazie, qui regroupait notamment les juifs ayant au moins trois grands-parents juifs. Ils émigrent vers d’autres pays européens, vers les pays américains ou vers la Palestine.

 

La brutalité de la « nuit de Cristal »


nuit de cristal
Charlotte Salomon | Wikimedia Commons

La nuit de Cristal est une brutalisation de l’antisémitisme nazi, qui glisse plus fortement dans la terreur. C’est le premier exemple de violence de masse exercée à l’échelle de toute l’Allemagne. Le pogrom est mis en œuvre partout, même dans les petites localités où les juifs étaient peu nombreux.

Son seul but immédiat était de porter aux juifs des coups aussi terribles que les circonstances le permettaient ; il s’agissait, par tous les moyens possibles, de les atteindre dans leurs forces vives et de les rabaisser.

S. Friedländer

Certains observateurs étrangers ont été les témoins de la cruauté antisémite des nazis :

À Cologne, des bandes organisées allaient d’un appartement juif à l’autre. On ordonnait aux familles de quitter les lieux ou de rester dans un coin de la pièce pendant qu’on en vidait le contenu par les fenêtres. Des gramophones, machines à coudre, machines à écrire rebondissaient sur la chaussée. Un de mes collègues a même vu jeter un piano par une fenêtre du deuxième étage. Aujourd’hui encore [13 novembre], des bouts de literie restent accrochés aux arbres et aux buissons.

Consul de la Suisse (cité par S. Friedländer)

 

Après voir démoli les logements et jeté dans la rue tout ce qui pouvait l’être, les exécutants au sadisme insatiable ont chassé beaucoup de leurs occupants tremblants en un mince flot qui s’écoule à travers le parc zoologique, ordonnant aux spectateurs horrifiés de cracher sur eux, de les couvrir de boue et de se moquer de leur situation lamentable […] Le moindre signe de compassion mettait les persécuteurs en rage, et la foule n’a absolument rien pu faire, sinon détourner son regard épouvanté de ces scène de sévices ou s’éloigner. Cette tactique a été appliquée toute la matinée du 10 novembre sans que la police intervienne et a été infligée à tous, hommes, femmes, enfants.

Consul américain à Leipzig (cité par S. Friedländer)

 

La population allemande reste donc passive. Les Églises ne protestent pas.

 

La « nuit de Cristal » : pogrom organisé


Selon S. Friedländer, « l’idée d’un pogrom contre les juifs d’Allemagne « était dans l’air ». Dès janvier 1937, le Sicherheitdienst (SD), les services secrets de la SS, sous la direction de Reinhard Heydrich (1904 – 1942), défend dans un mémorandum le recours contrôlé à la violence. En 1938, les biens des juifs sont spoliés (2 milliards de marks sur les biens déclarés pour être mis au service de l’économie allemande), et des rafles sont organisées (1500 internements dans des camps de concentration). Une synagogue de Munich est incendiée le 9 juin, celle de la rue Herzog-Max est détruite. Une autre synagogue est incendiée à Nuremberg le 10 août. Le 18 août, une loi oblige les juifs à prendre un prénom juif, Israël ou Sara, en plus de leur ancien prénom. En octobre, la lettre « J » est apposée sur les passeports. Le 27 octobre, environ 17 000 juifs polonais vivant en Allemagne sont déportés et expulsés vers la Pologne, qui les refuse. Dans une lettre du 4 novembre de Hans Lammers (1879 – 1962), chef de la chancellerie du Reich, rapporte à Wilhelm Frick (1877 – 1946), ministre de l’Intérieur, l’inflexibilité d’Adolf Hitler (1889 – 1945) sur les exemptions aux législations antisémites.

Les nazis utilisent l’assassinat à Paris le 7 novembre 1938 par Herschel Grynszpan (1921 – 1945) du premier secrétaire de l’ambassade d’Allemagne en France, Ernest vom Rath, mort de ses blessures le 9 novembre, pour justifier le pogrom. La famille de Grynszpan, en Allemagne depuis 1911, faisait partie des expulsés du 27 octobre. La nuit du 7, des magasins et des maisons de juifs sont attaqués dans les districts de Cassel et de Rotenburg-Fulda en Hesse, région de fort antisémitisme. Le 8 novembre, le Völkischer Beobachter (VB), l’organe de presse du parti nazi, menace les juifs dans un éditorial, et incite à l’organisation de réunions antisémites.

La « nuit de cristal » est présentée par les nazis comme une explosion de violence spontanée du peuple allemand en protestation contre l’assassinat de vom Rath. C’est bien sûr une fiction. Elle est en réalité planifiée et menée à bien par les organisations nazies : les paramilitaires de la SA, en première ligne, et ceux de la SS, les Jeunesses hitlériennes et les membres du Front allemand du travail. Ils sont les acteurs du pogrom, camouflés en civils. Les opérations sont déclenchées le soir du 9, au cours d’un dîner de la vieille garde du parti nazi à l’Altes Rathaus de Munich. Hitler, après avoir appris la mort de vom Rath, esquive le traditionnel discours, qui est prononcé par Joseph Goebbels (1897 – 1945), ministre de la propagande et gauleiter (chef d’une division territoriale dans l’Allemagne nazie, le gau) de Berlin, dans un ton incendiaire, et qui déclare que :

le Führer avait décidé que ces manifestations ne devaient pas être préparées ni organisées par le parti, mais qu’il ne fallait pas les empêcher dans la mesure où elles éclateraient spontanément

S. Friedländer

Le discours de Goebbels est un signal de départ. Les ordres de lancement du pogrom sont ensuite donnés dans la soirée et dans la nuit.

Goebbels joue le rôle majeur dans la « nuit de Cristal », approuvée par son maître, Hitler, aux yeux duquel il veut revenir en grâce. Il est mené avec un zèle particulier dans son gau de Berlin. Sur les ordres du gauleiter, la synagogue de la Fasanenstraße est détruite. Antisémite farouche, il exulte le 10 novembre dans son journal :

Bravo, bravo ! Dans toutes les grandes villes, les synagogues brûlent […]

Le 12, il justifie le pogrom dans le VB comme la réponse à un complot juif :

Le juif Grynszpan était le représentant de la juiverie, l’Allemand vom Rath celui du peuple allemand. Ainsi, à Paris, la juiverie a tiré sur le peuple allemand. Le gouvernement allemand y répondra légalement, mais durement.

La participation de Hitler est occultée, pour ne pas faire passer, à l’international, la nuit de cristal comme une initiative du führer. Celui-ci garde le silence pendant les événements.

 

La poursuite des persécutions


À la suite du pogrom, une première déportation de masse de juifs en camps de concentration est organisée sur ordre d’Hitler. La SS et la Gestapo (la police politique) arrêtent 30 000 hommes juifs pour les envoyer à Buchenwald (près de Weimar), à Dachau (près de Munich) et à Sachsen­hausen (près de Berlin). Des centaines meurent des suites de traitements brutaux. 

L’émigration s’accélère : 36 000 Juifs partent en 1938, 77 000 en 1939  (Johanna Linsler). Cependant, 118 000 juifs tombent sous l’autorité du Reich (le nom de l’État allemand) après l’invasion de la Bohème-Moravie en mars 1939. 

Comme annoncé dans l’éditorial de Goebbels, une « réponse légale » suit la « nuit de cristal ». Elle ouvre notamment une nouvelle phase d’ « aryanisation« , c’est-à-dire de spoliation des biens des juifs, que l’on cherche à faire émigrer, certes, mais après les avoir dépouillés de leurs richesses. Le 12 novembre, une conférence de hauts responsables se réunit au ministère des transports aériens. Sur ordre de Führer, la « question juive » est centralisée sous la direction d’Hermann Göring (1893 – 1946), le numéro 2 du régime et tête de l’économie du pays. Il est décidé que les juifs ne seront pas indemnisés des destructions et devront assumer eux-mêmes les réparations. Bien au contraire, ils sont condamnés à payer une amende « expiatoire » d’un milliard de marks, prélevée sur les 7 milliards d’avoirs juifs bloqués depuis avril 1938. Les juifs devront en outre céder l’ensemble de leurs activités commerciales au 1er janvier 1939 (commerces, entreprises, terres, bijoux, œuvres d’art, qui seront confisquées de manière systématique, etc.). De nouvelles mesures de marginalisation sont prises dans les jours suivants : expulsion de tous les enfants juifs des écoles allemandes le 15 novembre, radiation générale du sytème d’aide sociale le 19, suppression de leurs permis de conduire le 3 décembre, etc.

 

L’anéantissement des juifs d’Europe


La réunion du 12 est aussi le moment d’échanges révélateurs. Heydrich et Goebbels s’y déclarent favorables au port d’un signe distinctif pour les Juifs, Göring à la création de ghettos, propositions finalement rejetées par Hitler. Goebbels se montre particulièrement ardent dans ses propositions antisémites (séparation dans les trains, les parcs, etc.). Göring déclare avec cynisme qu’il « n’aimerait pas être un juif en Allemagne« . Il ajoute à la fin de la discussion que :

Si un conflit externe devait éclater dans un un futur prévisible, il est évident qu’en Allemagne nous pensions d’abord et avant tout à régler une bonne fois nos comptes avec les juifs.

Cette menace se retrouve dans un éditorial du 24 novembre de l’organe de presse de la SS, Das Schwarze Korps :

Les Juifs doivent être chassés de nos quartiers résidentiels et rassemblés là où ils seront entre eux, aussi éloignés que possible de tout contact avec les Allemands […]. Livrés à eux- mêmes, ces parasites seront […] réduits à la pauvreté […]. Que personne n’aille s’imaginer pour autant que nous nous contenterons de regarder cela les bras croisés. Le peuple allemand n’entend pas le moins du monde tolérer l’existence dans son pays de centaines de milliers de criminels, qui non seulement ne vivent que du crime, mais, en plus, veulent se venger […]. Ces centaines de milliers de Juifs appauvris seraient un véritable vivier de bolchevisme, une réunion de tous les éléments infrahumains politiquement criminels […]. Face à une telle situation, nous serions confrontés à la dure obligation d’exterminer ces bas-fonds juifs de la même manière que, pour la défense légale de l’ordre public, nous avons l’habitude d’exterminer tous les autres criminels : par le feu et par l’épée. Le résultat serait la fin définitive de la juiverie en Allemagne, son anéantissement absolu.

Cité par Pierre-André Taguieff

Dans son discours du 30 janvier 1939, Hitler évoque explicitement l’idée d’anéantissement (vernichtung) des juifs :

Je veux aujourd’hui de nouveau être un prophète : si le judaïsme financier international en et hors d’Europe devait réussir à pousser les peuples une fois encore dans une guerre mondiale, alors le résultat ne sera pas la bolchévisation de la Terre et par là la victoire du judaïsme, mais l’anéantissement de la race juive en Europe.

La Shoah (« catastrophe » en hébreu), l’assassinat de 6 millions de juifs en Europe, est mise en œuvre pendant la Seconde Guerre mondiale. Au début de la guerre (septembre 1939), 150 000 à 200 000 juifs allemands étaient encore en Allemagne. 30 000 juifs qui avaient émigré vers d’autres pays européens ont été livrés aux Allemands pendant la guerre.

 

À lire

Michel Abitbol, Histoire des Juifs

Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah

Tal Bruttmann, Christophe Tarricone, Les 100 mots de la Shoah

Jane Caplan, Nazi Germany

Johann Chapoutot, Histoire de l’Allemagne (de 1806 à nos jours)

Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs, Les années de persécution, 1933 – 1939

Johanna Linsler, Les Réfugiés juifs en provenance du Reich allemand en France dans les années 1930

Alan Steinweis, Kristallnacht 1938

Pierre-André Taguieff, L’Antisémitisme

Jüdisches Museum Berlin

Mémorial de la Shoah

United States Holocaust Memorial Museum