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Le wahhabisme : qu’est-ce que c’est ?

Publié le 25/12/2016
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Le wahhabisme est un mouvement politico-religieux de l’islam sunnite né au XVIIIème dans la région du Nadjd, la partie centrale de l’Arabie saoudite actuelle. Fondé par le prédicateur Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703 – 1792), le wahhabisme est un fondamentalisme qui prône un retour aux sources de l’islam (Coran et Hadith) et qui insiste avant tout sur l’unicité absolue de Dieu.

Depuis quelques années, il s’est levé dans la province d’el Ared une nouvelle secte ou plutôt une nouvelle religion, laquelle causera peut-être avec le temps des changements considérables et dans la croyance et dans le gouvernement des Arabes.

Carsten Niebuhr, Description de l’Arabie, 1774, p.298

Le wahhabisme est la pratique de l’islam dominante en Arabie saoudite depuis le pacte de Nadjd scellé entre Ibn Abd al-Wahhab et Ibn Saoud en 1745, auquel leurs descendants sont toujours fidèles aujourd’hui. Sujet mal connu, le wahhabisme a fait l’objet de peu d’ouvrages. Néanmoins, Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques à l’université de Tunis, a livré un essai intéressant sur l’histoire du wahhabisme dans Le pacte de Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam. 

Qu’est-ce que le wahhabisme ? 

wahhabisme arabie saoudite
Le drapeau de l’Arabie saoudite, comportant la shahâda : « J’atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors de Dieu et que Muḥammad est l’envoyé de Dieu » | Wikimédia Commons

Le livre de l’unicité divine par Ibn Abd al-Wahhab

Le wahhabisme tient son nom de son fondateur, Muhammad Ibn Abd al-Wahhab. Son maître ouvrage, le Livre de l’unicité divine qui est le droit de Dieu sur ses serviteurs (Kitab al-Tawhid allathi huwa haq Allah ala al-abid) résume dans son titre l’essence du projet du wahhabisme : restaurer l’islam dans ce qui le distingue des autres religions, l’unicité absolue de Dieu. Le Livre de l’unicité divine est composé de soixante-sept courts chapitres, pour un ensemble d’une cinquantaine de pages. Chaque chapitre aborde un thème, cite des versets du Coran, puis des hadiths du Prophète, et ajoute quelques points d’explication.

 

Qu’est-ce que l’unicité divine ?

L’unicité se dit en arabe tawhid : « il n’est de Dieu que Dieu ».

Coran, XLIII, 45 :

Interroge donc ceux que Nous avons envoyés avant toi parmi Nos prophètes et vois si Nous avons décrété une autre divinité à adorer aux dépens du Miséricordieux.

Coran, XXI, 108 :

Dis : Il m’a été seulement révélé que votre Seigneur est un Dieu unique. Êtes-vous soumis ?

Le contraire de l’unicité, c’est l’associationnisme (en arabe, shirk). Pire des impiétés, le mot est très péjoratif. Coran, VI, 151 :

Dis : Venez que je vous récite la liste des interdits que votre Seigneur vous a prescrite : ne rien Lui associer, être bienveillants à l’égard de vos père et mère, ne pas assassiner vos enfants parce que vous êtes dans le dénuement – Nous sommes leurs pourvoyeurs, et les vôtres. Ne vous mêlez pas de turpitude et de fornication, qu’elles soient visibles ou cachées. Ne tuez aucun être humain, c’est là chose sacrée, à l’exception de ce qui tombe sous l’arrêt de la loi. Il vous recommande tout cela, peut-être réfléchirez-vous.

Coran, XVI , 51 :

Allah a dit : Ne vous donnez pas deux divinités, car Dieu est Un. C’est Moi que vous devez craindre.

 

Trois types d’unicité selon Ibn Abd al-Wahhab

Ibn Abd al-Wahhab distingue trois types d’unicité divine : l’unicité seigneuriale (tawhid al-rububiyya), l’unicité d’obéissance ou d’adoration (tawhid al-uluwiyya) et l’unicité des noms et des attributs de Dieu (tawhid al asma wa al-sifat) :

  • L’unicité seigneuriale se rapporte à la royauté de Dieu. Il est en arabe le Rabb, le seigneur des mondes. Aucun autre Rabb ne participe à son oeuvre.
  • L’unicité d’obéissance ou d’adoration se rapporte à l’action de s’incliner, de céder et d’obéir. Le croyant se soumet aux injonctions de l’autre absolu, Dieu.
  • L’unicité des noms et des attributs se réfère à la question de savoir si Dieu a uniquement une essence, ou aussi des attributs : la vie, la science, la puissance, la volonté, l’ouïe, la vue et la parole. Ibn Abd al-Wahhab ne se prononce pas sur la question.

 

L’unicité d’adoration, critère de l’islam selon le wahhabisme

Ibn Abd al-Wahhab révise ici la relation des musulmans à Dieu. La seule ligne de partage entre islam et non-islam passe par l’unité d’obéissance ou d’adoration, la limite entre piété et impiété. Elle distingue les musulmans des polythéistes qui aiment les associés comme ils aiment Dieu, selon le verset du Coran, II, 165 :

Il est des hommes qui prennent en dehors de Dieu des idoles qu’ils aiment comme on aime Dieu. Mais l’amour de ceux qui croient est supérieur au leur. Si les mécréants voyaient le châtiment qui les attend, ils comprendraient que toute la puissance appartient à Dieu, celui dont le châtiment est terrible.

 

Celui qui ne suit pas l’unicité divine est un impie

L’islam ne devient pas seulement le monothéisme qui pose Dieu comme une altérité radicale. C’est le monothéisme qui ordonne de n’obéir qu’au Dieu de Muhammad. Ainsi, Ibn Abd al-Wahhab affirme :

Les infidèles que le Prophète a combattu, tué et dont il a pillé leurs richesses et rendu licites les femmes croyaient en la seigneurie divine, faisaient l’aumône, le pèlerinage, rendaient le culte et s’abstenaient de choses interdites parce qu’ils craignaient Dieu. Seulement, cela ne les fait pas entrer en islam et n’a pas rendu leur sang et leurs biens licites.

Lettre d’Ibn Abd al-Wahhab, cité par Redissi, p.151

Ibn Abd al-Wahhab innove une nouvelle fois ici, en ce qu’il ne considère pas seulement comme impie les non-musulmans, mais aussi les musulmans qui ne respecteraient pas l’unicité divine dans tout sa logique. Ainsi pour Hamidi Redissi, le seuil vers le fanatisme est franchi. Citant Ibn Ghannam, hagiographe de Ibn Abd al-Wahhab :

Celui qui connaît le tawhid et n’agit pas en conséquence est un infidèle, obstiné comme le Pharaon ou Ibliss (le diable). » Et celui qui innocente le coupable d’un tel acte, qu’il s’agisse des Ancien ou des « impies de notre époque », est lui-même un infidèle ! Ils sont tous coupables de la « grande impiété », c’est-à-dire de l’associationnisme.

Le wahhabisme cherche à distinguer l’islam du christianisme où la divinité se présente sous trois personnes : Dieu, le Fils et le Saint-Esprit.

 

La pratique du wahhabisme

Ibn Abd al-Wahhab pousse la logique de son idée centrale jusqu’au bout. Il tire toutes les conséquences du critère d’unicité divine absolue : il édifie ainsi une orthopraxie extrêmement rigoureuse. C’est ce que Hamadi Redissi nomme la « microphysique de l’idolâtrie ». Ainsi, le wahhabisme passe au crible 4 catégories de l’adoration de Dieu :

  • La parole sainte qui ne doit s’adresser qu’à Dieu. Demander l’intercession d’un prophète, d’un saint ou d’un martyr, c’est de l’associationnisme, donc l’impiété. Il est naturellement interdit de prêter serment au nom d’une quelconque créature, se moquer du Coran ou du Prophète.
  • Les actes de dévotion ne doivent s’adresser qu’à Dieu. Ibn Abd al-Wahhab liste l’ensemble des actes licites : l’intercession (tawasul), la demande de pardon (shafa’a), l’invocation (du’a), l’appel à l’assistance (isti’ana), le recours en détresse (istighatha), la peur (khawf), l’espoir (radja), la confiance (tawaklul), le désir (raghba), le voeu dédicatoire (nadhar), l’autorisation (inaba), la posture de prière (ruku’), la prostration (sudjud), la soumission en signe de vénération (khushu’), le rabaissement (tadhallul), la glorification (ta’zim), le sacrifice dédicatoire d’une bête (dhabah).
  • Le seul lieu véritable de dévotion est la mosquée. Les édifices religieux ne doivent pas être surélevés, décorés de pierres, sculptures, portraits, statues ou reliques. Les prendre pour relique, c’est de l’associationnisme. Seule la mosquée est un lieu de prière (Coran LXXII, 18 : Les mosquées sont consacrées à Allah, ne vénérez là aucun autre dieu qu’Allah). À l’exception du pèlerinage à la Mecque, la visite du tombeau de Muhammad à Médine et de Jérusalem ou Wajj (un oasis près de Taïf), les autres pèlerinages sont interdits. Prier devant des arbres sacrés ou devant la tombe des saints est interdit comme associationnisme, et les tombes doivent être démolies.
  • Il n’y a enfin qu’un seul intercesseur entre le croyant et Dieu : le prophète muhammad ! Le saint, l’uléma et l’émir sont assimilés, lorsqu’ils s’attribuent des titres de majesté (comme celui de juge suprême, ou roi !) à des associationnistes.

Tout ce qui semble porter à croire en d’autres forces divines est donc interdit ou condamné :  la fabrication des images, la magie, les faux dieux, la divination, le susurrement du diable, l’astrologie, les augures tirés du vol et des cris des oiseaux ou de l’endroit où ils s’abattent, les lignes tracées sur le sol, les bagues ou amulettes, faire un noeud et souffler dessus, orner les chevaux avec des fétiches en vue de conjurer le mauvais sort, etc.

 

 

Le wahhabisme, la secte devenue orthodoxie islamique ?


wahhabisme kaaba mecque
Coran et Kaaba en fond

Hamadi Redissi pense que le wahhabisme, secte rejetant l’islam traditionnel et rejeté par l’orthodoxie comme hérésie, est depuis devenu la véritable orthodoxie islamique : une « hérésie orthodoxe ».

Sous l’effet de la confrontation avec l’Occident, avec la collaboration des intellectuels musulmans du XIXème siècle (Rachid Ridha, Muhammad Abduh, Al-Afghani) et de mouvements au succès aujourd’hui affirmé (les Frères musulmans), le wahhabisme s’est peu à peu érigé en « islam officiel », l’islam tel qu’il devrait être pratiqué.

 

Le wahhabisme, un puissant fondamentalisme

Ibn Abd al-Wahhab a démenti fonder une nouvelle secte. Il se veut plutôt un restaurateur de l’islam dans ce qui fait sa spécificité, l’unicité absolue de Dieu, tels que les premiers musulmans le pratiquaient. C’est un fondamentaliste.

Ce n’est pas, pour le prédicateur, un effort d’ijtihad (une effort de raisonnement) absolu, cette capacité est réservée aux « anciens ». Ibn Abd al-Wahhab veut renouveler la religion dans sa pureté originelle, telle qu’elle était au temps des « pieux devanciers » (salaf), celui de Muhammad et ses premiers compagnons.

Il rejette donc tous les apports de la tradition. Ceci explique d’ailleurs la composition finalement peu novatrice du Livre de l’unicité. Pourquoi gloser et risquer le faux ? Ibn Abd al-Wahhab n’est pas intercesseur, et ne prétend pas l’être.

En réalité, le wahhabisme trouve sa force dans sa cohérence extrême avec la logique de l’islam. Le Prophète ne garde avec la Révélation que ce que les monothéismes juifs et chrétiens ont apporté de plus original : l’unicité divine. Venu après le judaïsme et le christianisme, la prophétie de Muhammad simplifie ou rationalise, en quelque sorte, le monothéisme.

Religion historique, la prétention de l’islam va plus loin encore qu’une simple rationalisation : Muhammad est le « Sceau des prophètes » ou « dernier des messagers » (Coran, XXXIII, 40), il vient clore le cycle de la révélation. La vérité religieuse se trouve alors dans la parole divine révélée par l’intercession de Muhammad. Quelle est alors la légitimité d’une tradition érigée par des hommes qui ne participent pas de la divinité ?

Comme le dit Marcel Gauchet :

Si Dieu est un, éternel et tout-puissant, il ne saurait y avoir de loi valable que celle exprimée par lui directement et complètement, le Prophète n’étant qu’un scribe inspiré qui transcrit sous sa dictée. Nous avons cette fois la parole même de Dieu, éternelle et incréée, en son absolue perfection. […] Croire, suivre la parole du Prophète, c’est entrer dans la volonté de Dieu, qui est la raison des choses. […] L’intelligence humaine se meut dans l’unité et l’accord avec le séparé.

Mouvement endogène à l’islam, non encore confronté à un Occident impérial, le fondamentalisme dont le wahhabisme est un avatar représente en fait une virtualité de cette religion.

Le rejet de la tradition est en puissance dans l’islam. Même si celle-ci peut se révéler essentielle pour traduire un texte complexe comme le Coran, même s’il faut des interprètes, la tradition n’a pas en elle-même de valeur divine. Il y a donc toujours une place pour un mouvement de retour à ce qui est véritablement la religion, c’est-à-dire le Coran révélé au Prophète, ainsi que les hadith.

 

 

Le nom des wahhabites


Un débat existe sur l’appellation du mouvement wahhabite. Les wahhabites récusent le surnom de wahhabiyya, c’est-à-dire wahhabisme en arabe, sobriquet que leur attribueraient les « impies », les « apostats », « les gens de l’erreur ». En effet, ils se veulent les représentants du véritable islam.

Les wahhabites préfèrent donc se nommer les « salafistes », « unitariens », « gens de la foi »,  « partisans de la voie muhammadienne », etc.

Cette appellation de wahhabisme n’est cependant pas une simple invention des orientalistes. En effet, le propre frère de Muhammad Ibn Abd al-Wahhab, Suleyman (mort en 1793), rédige un réquisitoire contre le wahhabisme naissant dès 1753 : Les Foudres divines réfutant le wahhabismeEn 1924, Ibn Saoud, futur roi d’une Arabie saoudite moderne qui ne naît qu’en 1932, finance l’édition des Dons de la tradition et des présents du wahhabisme de Nadjd. Il endosse ainsi cette appellation.

 

 

Histoire du Wahhabisme


Ikhwan wahhabisme
Des Ikhwan | Wikimédia Commons

 

Muhammad Ibn Abd al-Wahhab, fondateur du wahhabisme

Muhammad Ibn Abd al-Wahhab est né dans le Nadjd en 1703 dans une famille de juristes hanbalites.

Il entame dans sa jeunesse un rite initiatique classique en islam qui consiste à voyager dans les différentes capitales de l’islam à la recherche de maîtres pouvant délivrer des licences (ijaza), des certificats d’aptitude à enseigner ou à émettre des fatwas. Il étudie à Médine, Damas (lieu de naissance du néo-hanbalisme), séjourne en Irak à Bassora, éventuellement en Iran.

Son périple a toutefois été probablement exagéré pour ressembler à celui d’Ibn Hanbal (780 – 855), fondateur de la quatrième école de l’islam, le hanbalisme. C’est dans cette école que se place naturellement le wahhabisme et surtout, dans la ligne de son dernier grand représentant, Ibn Taymiyya (1263 – 1328).

On peut supposer alors que la visite de régions de tradition chiite, où les saints, imams et martyrs tiennent une place importante dans le culte, ait pu nourrir sa réflexion sur le nécessaire retour à l’unicité de Dieu.

En 1740, Ibn Abd al-Wahhab est à Huraymala, auprès de son père et commence sa prédication.

Il rédige alors son maître ouvrage, une profession de foi, Le livre de l’unicité ou le droit de Dieu sur ses serviteur, d’une cinquantaine de pages. Dans la foulée, il publie Lever les équivoques (Kashf al-Shubuhat) ou Lumières sur les questions douteuses, sur l’obscurité païenne dans laquelle vivraient ses contemporains.

Sachez que je me suis fait connaître par quatre positions : la proclamation de l’unicité divine, la dénonciation de l’associationnisme, l’accusation d’impiété et le jihad. Quand la prédication s’est consolidée, on m’a concédé les deux premières positions, la doctrine unitaire et la dénonciation de l’associationnisme, mais on m’a dénié le droit de les déclarer impies et de leur faire le jihad

Lettre traduite par Hamadi Redissi, p104.

Désavoué, il se réfugie à Dir’iyya, là où il scellera un pacte d’une grande importance pour l’histoire du wahhabisme.

 

Le pacte de Nadjd : la naissance du wahhabisme 

Il trouve à Dir’iyya un protecteur en la personne de Muhammad Ibn Saoud, ancêtre de la famille Al Saoud aujourd’hui au pouvoir en Arabie saoudite.

Légende ou pas, un événement d’une grande importance symbolique a alors lieu en 1745 : les deux hommes se prêtent mutuellement serment (bay’a). C’est le pacte de Nadjd : le wahhabisme est né. Aux descendants d’Ibn Saoud la guidance politique, aux descendants d’Ibn Abd al-Wahhab la guidance religieuse. Aujourd’hui, les descendants du prédicateur sont une famille puissante d’Arabie saoudite, les al-Cheikh.

Voici comment Ibn Ghannam, hagiographe d’Ibn Abd al-Wahhab, rapporte le serment :

Réjouis-toi d’être accueilli dans une ville plus amène que celle que tu viens de quitter et sois assuré des honneurs et de la protection.

Le Cheikh : Réjouis-toi également des honneurs, de la gloire et de la puissance qui t’attendent, pourvu que tu adhères au credo de l’unicité divine proclamé par tous les prophètes, du premier au dernier (il n’est de Dieu que Dieu);  celui s’y tient et le met en oeuvre est assuré de dominer la Terre et les hommes.

Ô cheikh ! Ceci est indubitablement la religion de Dieu et de son Prophète; réjouis-toi de la victoire ; nous appliquerons ce que tu ordonnes et ferons le jihad contre ceux qui s’écartent de l’unicité divine. Seulement, je dois poser deux conditions : j’ai bien peur que tu nous quittes et que tu ne t’allies à quelqu’un d’autre, une fois que nous t’apporterons notre soutien et que nous combattrons au nom de Dieu – si jamais il nous assurait ensemble la victoire ; quand à la deuxième condition, mes sujets me doivent, selon un règlement, une part de leur récolte, et j’ai bien peur que tu ne me dises que je ne dois rien leur prendre.

Le Cheikh : pour ce qui est de la première conditions, tends ta main : sang pour sang et destruction pour destruction ; quand à la seconde, peut-être que Dieu te permettra de conquérir un bien plus grand butin.

L’émir tend sa main et accorde l’allégeance au cheikh au nom de la religion de Dieu, de son Prophète, du jihad, de l’application des règles islamiques et de la commanderie du bien et de l’interdiction du mal.

Ibn Ghannam, Tarikh, 81 ; Ibn Bishr, Unwan, vol.1, p. 16., cité par Redissi, p.46

On en trouve une autre version dans Lam, biographie anonyme d’Ibn Abd al-Wahhab :

L’émir : ce village est le tien, et ce lieu, tu en es le maître. Ne crains pas tes ennemis. Je jure que si tout le Nadjd se liguait contre nous, nous ne t’en chasserions guère.

Le Cheikh : tu es leur chef et le plus noble d’entre eux. Je te propose un pacte selon lequel tu combattras au service de la religion : la chefferie et l’imamat (la direction) t’appartiennent à toi et à ta descendance, l’autorité et le califat en matière religieuse me revenant à moi et ma descendance pour toujours, de sorte qu’aucune décision ne sera prise, aucune trêve conclue, aucune guerre déclarée, sans que nous n’y consentions. Si tu acceptes cela, je t’annonce que Dieu t’assurera d’une gloire qu’aucun roi et aucun sultan n’eurent auparavant, et tu seras rétribué par Dieu car tu auras suivi la religion, tu l’auras rendue victorieuse et tu auras égalé les compagnons du Prophète et les califes qui ont soutenu le Prophète – et quel rang plus élevé en dignité que le leur !

L’émir : j’accepte et je t’accorde l’allégeance.

Et ainsi ils se sont fait mutuellement allégeance et chacun d’eux a mis les conditions convenues.

Lam, anonyme, cité par Redissi p.48

Une fois installé à Dir’iyya, Ibn Abd al-Wahhab multiplie les lettres et les appels à la conversion. Il s’adresse aux musulmans, tout en les accusant d’être impies. Cette contradiction inaugure une tradition de double langage dans l’islamisme, alternant modération et excès, douceur et menaces de représailles.

 

Unicité divine, unicité de la communauté

Les deux hommes se préparent à entamer le pendant politique de l’engagement religieux pour l’unicité divine : l’unicité de la Oumma, la communauté des croyants.

À cette époque, l’Empire ottoman domine la très large majorité des régions arabes. Le peuple arabe, porteur originel de l’islam, est dirigé depuis 2 siècles par des Turcs à la naissance de Ibn Abd al-Wahhab en 1703. Le sultan turque est calife, le dirigeant supposément légitime de la communauté musulmane. Mais par leur révolte, les wahhabites rendent cette domination illégitime. C’est pourquoi Pascal Ménoret interprète le wahhabisme comme l’affirmation originelle d’un nationalisme arabe.

Il évoque en outre une motivation plus économique, esquissée ci-dessus, de remplacer les maigres revenus de la taxe agricole perçue par Ibn Saoud par des revenus autrement plus conséquents du jihad.

Ibn Saoud meurt en 1765, mais c’est son fils Abdelaziz ben Mohammed ben Saoud qui bâtira par le fer le premier royaume saoudien.

 

La naissance du royaume saoudien

wahhabisme
Extension du premier royaume saoudien | Wikimdia Commons

Cette alliance est un succès. Dès 1788, le Qatar et une partie de la côte est de la péninsule arabique sont conquis.

En 1801, les wahhabites prennent Kerbala, qu’ils mettent à sac. En 1803, ils entrent à la Mecque, à Médine en 1805, et l’entièreté du Hedjaz est soumis en 1806.

En 1808, les armées d’Abdelaziz font le siège de Sanaa au Yémen, tiennent Hodeida, occupent la Palestine et ravagent les environs d’Alep. Les armées des Saoud tiennent un front de près de 4000 km. L’État est à son apogée territoriale.

Les Saoud reproduisent, consciemment ou non, la geste mohamadienne. Ils unifient la péninsule sous un seul règne et débordent au-delà pour imposer ce qu’ils estiment être le vrai islam.

 

Le pillage de la Mecque par les Saoud

À la Mecque, les wahhabites démolissent les édifications en surplomb. Ils détruisent les dômes érigés dans l’enceinte sacrée, les tombeaux de Khadija, la première épouse du Prophète, de son oncle Abu Taleb, ainsi que les tombes et les mausolées du cimetière de Ma’ala. À Kerbala, ils avaient fait de même en détruisant les tombeaux de Hassan et de Hussein. 

À Médine, Saoud pille la tombe du prophète.

Les wahhabites imposent ensuite l’ordre moral : interdiction du tabac, de fumer l’opium, ils brûlent les livres d’incantation mystique et les livres de logique. Ils abolissent les redevances d’accès à la Mecque, les taxes sur les services, bannissent le chapelet lors de la prière, interdisent le bavardage pendant l’appel à la prière, les litanies, le rappel méritoire à se souvenir des hommes de bien, la lecture des hadiths avant la prière collective du vendredi et après les cinq prières durant la semaine, la célébration festive du Mouled, la naissance du Prophète.

La prière est désormais dirigée par un seul imam, d’obédience hanbalite, alors que la tradition permettait à chaque fidèle de prier derrière l’imam de son culte.

 

Destruction du premier royaume saoudien

L’Empire ottoman finit par réagir à l’agression des wahhabites. Il fait appel à Méhémet Ali (1769 – 1849), vice-roi d’Égypte. 

Son fils, Tosun, reprend Médine et la Mecque en 1811. En 1815, l’armée égyptienne écrase les forces wahhabites à Taïf. Le 3 septembre 1818, Dir’iyya est prise, puis rasée. 

Abdhallah, dernier dirigeant Saoud du premier royaume, est envoyé à Constantinople puis décapité. 

 

Les conquêtes d’Ibn Saoud et des ikhwan

wahhabisme ibn saoud
Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, dit Ibn Saoud, premier roi d’Arabie saoudite | Wikimédia Commons

Après la destruction du premier royaume par l’Égypte, Turki, cousin des Saoud, restaure le wahhabisme. Il fonde un deuxième royaume à partir de 1824 avec Riyad pour capitale. Mais ce royaume est détruit en 1891.

C’est Abdelaziz, appelé Ibn Saoud, futur fondateur de l’Arabie saoudite moderne qui, de son exil au Koweït, prépare le retour définitif du pouvoir wahhabito-saoudien sur la péninsule arabique. En 1891, de nuit, Ibn Saoud prend d’assaut Al-Masmak, le palais de Riyad, avec une quarantaine de compagnons. C’est le début de sa conquête de la péninsule arabique. 

Les ikhwan, des Bédouins qu’il sédentarise dans des colonies agricoles et qu’il endoctrine, vont devenir le bras armé de son jihad. Ces groupes entre la secte fanatisée et l’armée de mercenaires vivent dans des villages de forme circulaire, dans lesquels le gouvernement fournit le terrain, les semences, le matériel agricole, les armes à feu, construit les habitations, bâtit les mosquées et édifie les écoles. Des ulémas « volontaires » (mutawaa) sont chargés d’endoctriner les Bédouins : un uléma a raison de cinquante croyants.

Avec ses ikhwan, plus des des Bédouins restés nomades et des citadins, Abdelaziz peut compter sur près de 150 000 hommes. Il attaque à partir de 1914 les al-Rachid, une dynastie régnant alors la région centrale de la péninsule arabique. En 1921, Abdelaziz est le maître au centre de la péninsule. Ses troupes avancent jusqu’au Koweït, occupé par l’armée anglaise.

La création des ikhwan introduit l’ascétisme, la brutalité et le martyre dans l’esprit de Bédouins. Ils généralisent le fanatisme à grande échelle.

En 1924, il entre à la Mecque. Il évince alors Husayn ibn Ali, chérif de la Mecque et père des futurs rois Hachémites. 

 

Chute des ikhwan et fondation de l’Arabie saoudite moderne

Contrairement à celui de ses ancêtres, l’État d’Ibn Saoud est appelé à survivre. Mais un problème de taille se pose. 

Les ikhwan commencent à se retourner contre leur créateur. Au cours d’un congrès en 1926, ils rappellent leurs points de désaccords avec Abdelaziz : l’envoi de ses enfants aux pays d’infidèles (Faycal à Londres), l’introduction de la radio, du télégraphe, du téléphone…la délimitation des frontières avec le Koweït, la suspension du jihad, le droit accordé aux chiites de l’Ahsa de garder leur dogme.

Certains entrent en dissidence. En 1929, Ibn Saoud doit lever une armée de circonstance qui excède en nombre celle des ikhwan pour les affronter. Il les vainc à la bataille de Sabala le 30 mars.

L’épisode des ikhwan, c’est le premier raté d’un pouvoir qui se trouve incapable de maîtriser l’idéologie que lui-même a créé. Aujourd’hui, les Saoud redoublent d’efforts pour éviter de voir la rhétorique fondamentaliste du wahhabisme se retourner contre eux.

Quoi qu’il en soit, le 22 septembre 1932, le Royaume d’Arabie Saoudite est officiellement créé. Ibn Saoud devient roi. Sa constitution : le Coran. Sa loi : la charia.

 

Le wahhabisme triomphant

Le pacte du Quincy, scellé de 14 février en 1945 à bord de l’USS Quincy entre le président américain Roosevelt (1882 – 1945) et Ibn Saoud, assure au jeune royaume la protection américaine contre fourniture de pétrole. 

Dans les années 1970, grâce aux revenus du pétrole, l’Arabie saoudite commence à financer l’islam mondial en faisant construire des écoles coraniques et des mosquées hors de ses frontières. Ainsi, le département américain estime que ces 40 dernières années, Riyad a investi près de 10 milliards de dollars dans des associations non-lucratives dans le but de diffuser le wahhabisme dans le monde. L’Union européenne estime que 15 à 20M de cette somme a été détournée au profit de mouvements jihadistes comme Al-Qaida.

Le wahhabisme travaille toujours à l’unification de l’Oumma. Hela Ouardi parle même de l’Arabie saoudite comme Vatican wahhabite, dont la mission passe par l’uniformisation de l’islam mondial contre les traditions :

Le wahhabisme fonctionne de la même manière que le néo-libéralisme: ils sont tous les deux des forces transnationales et extraterritoriales. Le «Vatican wahhabite» mène, en effet, une offensive féroce contre les traditions locales qui divisent la nation islamique (l’Oumma). Cette autorité religieuse tentaculaire cherche, en réalité, à uniformiser l’islam en s’attaquant à l’espace national du religieux diversifié et hiérarchisé par les traditions locales de chaque pays musulman. Dans toutes les villes en terre d’islam ou ailleurs, l’«internationale islamiste» a fini par imposer les mêmes standards comportementaux et vestimentaires, les mêmes rituels qui cherchent à gommer les spécificités culturelles de chaque pays musulman.

 

 

Wahhabisme et salafisme


Salafiyya veut dire  » l’association des salaf », les « pieux devanciers ».

Comme le wahhabisme, le salafisme pense que la tradition a dérogé à l’essence même de l’islam.

Il est difficile de distinguer wahhabisme et salafisme. Généralement, on désigne par salafistes ceux qui suivent un islam proche du wahhabisme, mais en dehors de la péninsule arabique, en Occident par exemple.

Il est même difficile de définir qui sont les « pieux devanciers », les salafs. Ce ne sont pas seulement le Prophète et ses compagnons, mais aussi ceux qui ont connu les compagnons, et même les continuateurs de ces derniers. Cette chaîne ne s’arrête qu’avec Ibn Hanbal en 855, qui a créé la 4ème et dernière école de l’islam sunnite.

Les wahhabites aiment eux-mêmes à se présenter commes des salafiyyuns, des salafistes, réformateurs d’un islam qu’ils veulent restaurer dans sa pureté originel.

Toutefois, il est à noter que les premiers salafistes au XIXème siècle, comme Mohamad Abduh, Rachid Ridha ou Al-Afghani, même s’ils prônaient un retour aux sources primaires, ont développée une pensée dont la complexité et les subtilités, voire les contradictions, sont difficilement réductibles au puritanisme wahhabite.

 

Bibliographie


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