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L’édit de Milan (313) : tolérance du christianisme | Texte | Commentaire

Publié le 24/10/2017
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« Édit de Milan » est une appellation impropre par laquelle on désigne une lettre de 313 de l’empereur romain Licinius (308 – 324), qui règne alors sur la partie orientale de l’Empire (Constantin régnant alors sur la partie occidentale, avant d’unifier les deux parties en 324), dans laquelle il ordonne la fin des persécutions contre les chrétiens et permet à chacun de suivre le culte de son choix. L’édit de Milan est une fiction, mais renvoie à un fait : la religion des chrétiens est désormais licite dans l’Empire. Cette nouvelle politique religieuse laissant la liberté de culte à tous est véritablement instituée par l’édit de Sardique (ou « édit de Galère ») pris en 311. Ce dernier règle définitivement la question politique que posait le développement du christianisme au sein de l’Empire.

Avant l’édit de Milan : les persécutions des chrétiens

édit de milan persécution
Jean-Léon Gérôme, La dernière prière des martyrs chrétiens, 1863

Des persécutions sporadiques…

Jusqu’au IIIe siècle, les chrétiens font l’objet de persécutions sporadiques au sein de l’Empire romain. La répression du culte est une affaire locale et spontanée. Les morts sont peu nombreuses. De telles persécutions surviennent notamment en 64 ap. J.-C. après l’incendie de Rome ou en 177, à Lyon, suite à mouvement populaire. La religion des chrétiens est alors interdite ; les adeptes de ce culte vivent dans un « climat d’insécurité permanente » (Marie-François Baslez, Persécutions dans l’Antiquité). L’explication de ces persécutions est complexe. Les chrétiens sont considérés comme impies : ils ont rejeté la religion de leur nation, celle de leurs ancêtres, pour suivre un culte considéré comme une « folie ». Ils sont considérés comme asociaux et comme un danger politique : ils refusent notamment le culte impérial (voué à l’empereur divinisé), puissant moteur d’intégration à l’Empire dans les provinces nouvellement conquises. Cependant, en 112, l’empereur Trajan (98 – 117), répondant à une requête de Pline le Jeune (Ier – IIe siècle ap. J.-C.), alors gouverneur impérial de Bithynie, qui lui demandait quel sort il devait réserver aux chrétiens dénoncés, énonce une règle : ne condamner les chrétiens qu’en cas de trouble à l’ordre public et de ne pas chercher à les poursuivre.

…puis systématisées : la persécution de Dèce

Au IIIe siècle, l’Empire est en crise. Le pouvoir est instable à l’intérieur, la peste frappe, et l’extérieur est menaçant. L’unité de l’Empire est en péril. L’empereur Dèce (249 – 251), dans un édit dont le texte est perdu, aurait alors rendu obligatoire le sacrifice aux dieux, donnant naissance à une politique de persécution à l’échelle impériale (même si elle ne visait pas spécifiquement les chrétiens). Cette volonté de retour à un unanimisme religieux (strictement rituel, en signe de piété civique) dans l’Empire fait suite, selon Yves Bruley (Histoire du catholicisme), à l’unité civique instaurée par l’édit de Caracalla de 212 qui avait octroyé la citoyenneté romaine à l’ensemble des hommes libres de l’Empire. Les persécutions sont poursuivies sous Valérien (253 – 260) qui prend des édits qui visent expressément les chrétiens (Le Christianisme, des origines à Constantin) : les évêques doivent reconnaître les dieux de l’empire, les chrétiens n’ont pas le droit de se réunir pour leur culte. En 258, un nouvel édit ordonne la mise à mort des chrétiens qui n’avaient pas obtempéré à l’édit. Les chrétiens connaissent ensuite une période d’accalmie après la mort de Valérien et l’avènement de Gallien (empereur seul de 260 à 268) qui prend un édit de tolérance en 260, par volonté d’apaisement. L’Église connaît alors, jusqu’à 303, une période de grande expansion que l’on nomme couramment la « petite paix de l’Église« .

La persécution de Dioclétien  : un échec

En 303 en effet, l’empereur Dioclétien (284 – 305), dans un empire qu’il a réformé et stabilisé et dont il veut rétablir le caractère traditionnel, reprend les persécutions. Dès 297, il inaugure une persécution des manichéens. Par quatre édits (selon la tradition), il ordonne la destruction des lieux de culte, l’arrestation du clergé, l’obligation sous peine de mort de sacrifier aux dieux, l’interdiction des réunions et l’interdiction pour les chrétiens d’ester en justice. Ces mesures concernent surtout les chrétiens en Orient, c’est-à-dire en Asie mineure, en Syrie et en Égypte, régions dans lesquelles ils sont nombreux. Les chrétiens en Occident, peu nombreux, sont préservés, notamment en Gaule, où Constance Chlore les protège.

Cette politique est pourtant un échec. En effet, comme le rappelle Alain Chauvot (Histoire romaine), cette persécution n’est pas populaire, mais bureaucratique. Elle est d’origine purement impériale. L’absence de « mouvement populaire » dans la foulée de cette politique témoignerait du décalage entre pouvoir et société : les chrétiens sont insérés dans le tissu social.

 

La matrice de « l’édit de Milan » : l’édit de Sardique (ou « édit de Galère »)

La situation des chrétiens : une anomalie juridique

Les chrétiens persécutés sont alors, au sein de l’Empire romain, une anomalie juridique selon Marie-François Baslez. En effet, cette communauté religieuse est atypique : ses fidèles ne suivent ni la religion de leurs pères (ils ne suivent pas la religion nationale de leur peuple, ils ont abandonné la religion de leurs ancêtres selon la formule de l’édit de Galère), ni la religion impériale. Cette situation est dangereuse : existe au sein de l’Empire un nombre important d’hommes qui se situent malgré eux hors de la communauté idéologique de Rome. Ils se donnent à eux-mêmes leur propre loi religieuse, celle du christianisme en formation et ne prient pas leur dieu pour le salut de l’État.

Texte de l’édit de Galère :

Le 30 avril 311, Galère, empereur dominant au sein du système complexe de la tétrarchie, inaugure, par l’édit de Sardique, une nouvelle politique religieuse au sein de l’Empire. En effet, il suspend la politique de persécution de Dioclétien et autorise le culte chrétien.

Entre toutes les dispositions que nous n’avons cessé de prendre dans l’intérêt et pour le bien de l’État, nous avions décidé antérieurement de réformer toutes choses selon les lois anciennes et la règle des Romains, et de veiller à ce que même les chrétiens, qui avaient abandonné la religion de leurs ancêtres, revinssent à de bons sentiments, puisque, pour de certaines raisons, ces mêmes chrétiens avaient été saisis d’une telle obstination et possédés d’une telle folie que, loin de suivre les usages des anciens – usages qui avaient été peut-être établis par leurs propres aïeux –, ils se faisaient pour eux-mêmes, selon leur gré et leur bon plaisir, les lois qu’ils observaient, et qu’en divers lieux ils attiraient des foules de gens de toutes sortes.

Bref, après la publication de notre édit leur enjoignant de se conformer aux usages des ancêtres, beaucoup ont été poursuivis, beaucoup même ont été frappés. Mais comme un grand nombre persistent dans leur propos, et que nous nous apercevons que, tout en ne rendant pas aux dieux le culte et le respect qui leur sont dus, ils n’honorent pas le dieu des chrétiens, considérant aussi, à la lumière de notre infinie clémence, notre constante habitude d’accorder le pardon à tous, nous avons décidé qu’il fallait étendre à leur cas aussi, et sans aucun retard, le bénéfice de notre indulgence, de sorte qu’à nouveau ils pussent être chrétiens et rebâtir leurs lieux de réunion, à condition qu’ils ne se livrent à aucun acte contraire à l’ordre établi. Dans un second règlement, nous indiquerons aux gouverneurs ce qu’ils devront observer. En conséquence, et en accord avec l’indulgence que nous leur témoignons, les chrétiens devront prier leur dieu pour notre salut, celui de l’Empire, et le leur propre, afin que l’intégrité de l’État soit rétablie partout et qu’ils puissent mener une vie paisible dans leurs foyers.

Lactance, De mortibus persecutorum, 34, traduction de J.Moreau, cité par Paul Mattei dans Le Christianisme antique

L’édit signe une forme d’échec : l’Empire n’a pas su vaincre l’Église qui a survécu aux persécutions. Galère, pragmatique, prend donc un édit de tolérance civile, et non pas religieuse, et le termine en proposant une espèce d’accord aux chrétiens : la fin de la persécution contre leurs prières pour le salut de l’Empire. Galère meurt peu après, le 5 mai 311.

 

« L’édit de Milan » et l’avènement de Constantin

edit de milan edit de galere
La bataille du pont Milvius, Jules Romain

L’avènement de Constantin

L’édit de Sardique est pris dans un Empire qui est régi depuis 293 par un système de gouvernement collégial institué par Dioclétien dans lequel plusieurs princes règnent : la tétrarchie. Efficace en ses débuts, elle se délite rapidement, et les rivalités émergent rapidement entre des princes dont le nombre augmente. Le 28 octobre 312, Constantin, un de ces princes de la tétrarchie, proche du christianisme, obtient une victoire inespérée à la bataille du pont Milvius contre un autre prince, Maxence, qui règne à Rome. Constantin, qui régnait déjà sur la Gaule, l’Espagne et la Bretagne, devient maître de l’Italie et de l’Afrique. Il devient l’un des trois maîtres de l’Empire romain, avec Licinius, qui règne sur un territoire qui s’étend de la Dalmatie à la Thrace, et Maximin Daïa, qui règne sur l’Égypte, la Syrie et sur l’Asie mineure dont il s’était emparé. Ce dernier continue les persécutions contre les chrétiens malgré l’édit : ils sont expulsés des cités et leurs réunions sont interdites dans les cimetières (à défaut d’autres lieux de culte). L’évêque Pierre d’Alexandrie est exécuté.

Constantin, choisi comme premier Auguste par le Sénat (c’est-à-dire qu’il a la préséance sur les autres princes), est en position de force. Il rencontre Licinius, auquel il s’allie, en 313 à Milan. À cette occasion, les deux hommes auraient proclamé l’édit de Milan, dont rien n’atteste l’existence. En effet, l’édit de Galère avait déjà réglé la question politique des chrétiens. On a cependant conservé deux rescrits de Lucinius ordonnant la fin des persécutions, l’un au gouverneur de Bithynie, affiché à Nicomédie en juin 313 et conservé par Lactance, et l’autre au gouverneur de Palestine et conservé par Eusèbe.

Texte et commentaire du prétendu « édit de Milan »

Moi, Constantin Auguste, ainsi que moi, Licinius Auguste, réunis heureusement à Milan, pour discuter de tous les problèmes relatifs à la sécurité et au bien public, nous avons cru devoir régler en tout premier lieu, entre autres dispositions de nature à assurer, selon nous, le bien de la majorité, celles sur lesquelles repose le respect de la divinité, c’est-à-dire donner aux chrétiens comme à tous, la liberté et la possibilité de suivre la religion de leur choix, afin que tout ce qu’il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice, à nous-mêmes et à tous ceux qui se trouvent sous notre autorité. C’est pourquoi nous avons cru, dans un dessein salutaire et très droit, devoir prendre la décision de ne refuser cette possibilité à quiconque, qu’il ait attaché son âme à la religion des chrétiens ou à celle qu’il croit lui convenir le mieux, afin que la divinité suprême, à qui nous rendons un hommage spontané, puisse nous témoigner en toutes choses sa faveur et sa bienveillance coutumières. Il convient donc que Ton Excellence sache que nous avons décidé, supprimant complètement les restrictions contenues dans les écrits envoyés antérieurement à tes bureaux concernant le nom des chrétiens, d’abolir les stipulations qui nous paraissaient tout à fait malencontreuses et étrangères à notre mansuétude, et de permettre dorénavant à tous ceux qui ont la détermination d’observer la religion des chrétiens, de le faire librement et complètement, sans être inquiétés ni molestés.

Nous avons cru devoir porter à la connaissance de Ta Sollicitude ces décisions dans toute leur étendue, pour que tu saches bien que nous avons accordé auxdits chrétiens la permission pleine et entière de pratiquer leur religion.

Ton Dévouement, se rendant exactement compte que nous leur accordons ce droit, sait que la même possibilité d’observer leur religion et leur culte est concédée aux autres citoyens, ouvertement et librement, ainsi qu’il convient à notre époque de paix, afin que chacun ait la libre faculté de pratiquer le culte de son choix. Ce qui a dicté notre action, c’est la volonté de ne point paraître avoir apporté la moindre restriction à aucun culte ni à aucune religion.

De plus, en ce qui concerne la communauté des chrétiens, voici ce que nous avons cru devoir décider : les locaux où les chrétiens avaient auparavant l’habitude de se réunir, et au sujet desquels les lettres précédemment adressées à tes bureaux contenaient aussi des instructions particulières, doivent leur être rendus sans paiement et sans aucune exigence d’indemnisation, toute duperie et toute équivoque étant hors de question, par ceux qui sont réputés les avoir achetés antérieurement, soit à notre trésor, soit par n’importe quel autre intermédiaire. De même, ceux qui les ont reçus en donation doivent aussi les rendre au plus tôt auxdits chrétiens. De plus, si les acquéreurs de ces bâtiments ou les bénéficiaires de donation réclament quelque dédommagement de notre bienveillance, qu’ils s’adressent au vicaire, afin que par notre mansuétude, il soit également pourvu à ce qui les concerne.

Tous ces locaux devront être rendus par ton intermédiaire, immédiatement et sans retard, à la communauté des chrétiens. Et puisqu’il est constant que les chrétiens possédaient non seulement les locaux où ils se réunissaient habituellement, mais d’autres encore, appartenant en droit à leur communauté, c’est-à-dire à des églises et non à des individus, tu feras rendre auxdits chrétiens, c’est-à-dire à leur communauté et à leurs églises, toutes ces propriétés aux conditions reprises ci-dessus, sans équivoque ni contestation d’aucune sorte, sous la seule réserve, énoncée plus haut, que ceux qui leur auront fait cette restitution gratuitement, comme nous l’avons dit, peuvent attendre de notre bienveillance une indemnité. En tout cela, tu devras prêter à la susdite communauté des chrétiens ton appui le plus efficace, afin que notre ordre soit exécuté le plus tôt possible, et afin aussi qu’en cette matière il soit pourvu par notre mansuétude à la tranquillité publique. Ce n’est qu’ainsi que l’on verra, comme nous l’avons formulé plus haut, la faveur divine, dont nous avons éprouvé les effets dans des circonstances si graves, continuer à assurer le succès de nos entreprises, gage de la prospérité publique.

Afin d’autre part que la mise en forme de notre généreuse ordonnance puisse être portée à la connaissance de tous, il conviendra que tu fasses faire une proclamation pour la promulguer, que tu la fasses afficher partout et que tu la portes à la connaissance de tous, de façon que nul ne puisse ignorer la décision prise par notre bienveillance.

Lactance, De mortibus persecutorum 48, traduction de J.Moreau, cité par Paul Mattei dans Le Christianisme antique

Ce texte met à jour plusieurs transformations religieuses dans la Rome du début du IVe siècle. En effet, « l’édit de Milan » est d’abord, si l’on suit le mot de Pierre Maraval, « monothéisant« , mais d’un monothéisme neutre. Il fait référence à la « divinité suprême« , ce qui n’est pas une référence au monothéisme chrétien. En outre, la religion des chrétiens, qui était jusque là considérée comme « folie » (terme que l’on retrouve dans l’édit de Galère) ou superstition, est considérée pour la première fois comme une véritable religion. Enfin, selon Marie-François Baslez, la religion n’est plus seulement une question de droit collectif (les dieux d’une nation sous l’empire de Rome) mais aussi un droit de la personne : le Romain peut librement « attacher son âme » et pratiquer le culte de son choix.

 

Après l’édit de Milan

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Constantin, mosaïque, basilique Sainte-Sophie de Constantinople

L’unification de l’Empire par Constantin

Maximin Daïa est battu par les armées de Licinius le 30 avril 313 à la bataille d’Andrinople. Il meurt peu de temps après, mettant fin aux persécutions dans ses territoires. Licinius reprend en 320 les persécutions contre les chrétiens, fidèles réputés proche de Constantin, son rival. Il choisit donc de privilégier la religion traditionnelle de Rome. L’administration est épurée, les réunions d’évêques sont interdites ainsi que les réunions rassemblant hommes et femmes ensemble. Cet épisode prend fin lorsque Constantin vainc Licinius le 3 juillet 324, rétablissant ainsi l’unité de l’Empire.

La politique religieuse de Constantin, favorable à l’Église

Constantin mène alors une politique favorable à l’Église, faisant construire de nombreux lieux de culte pour les chrétiens, notamment à Constantinople, la nouvelle capitale, mais aussi à Rome, à l’image du palais du Latran, pour l’évêque de Rome. Il lance les chantiers, par exemple, de l’ancienne basilique Saint-Pierre mais aussi le premier édifice de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs. D’autres éléments viennent indiquer la montée en puissance des chrétiens : Lactance devient le précepteur d’un des fils de Constantin ; des chrétiens occupent des postes de la haute fonction publique romaine ; en 321, le dimanche devient un jour férié légal ; etc. Surtout, Constantin collabore activement avec l’Église, convoquant deux conciles, celui d’Arles 314 et celui de Nicée en 325, tranchant respectivement les questions du donatisme et de l’arianisme qui provoquaient des conflits internes à l’Église, menace pour l’unité de l’Empire.

La christianisation de l’Empire est progressive. Il faut attendre le règne de Gratien (367 – 383) pour voir un empereur renoncer au titre païen de pontifex maximus, le plus haut responsable du culte civil romain, et l’édit de Thessalonique du 28 février 380, pris par Théodose, pour voir le christianisme devenir religion d’État et seule religion licite.