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Kant : l’insociable sociabilité de l’Homme

Publié le 25/01/2020
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« L’insociable sociabilité » est une idée de la philosophie de l’histoire d’Emmanuel Kant (1724 – 1804), exposée dans la IVe proposition de son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), selon laquelle il existe un antagonisme dans la société, qui fait que la tendance des hommes (au sens d’être humain) à entrer en société (sociabilité) est « liée à une une constante résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder cette société » (insociabilité). Cet oxymore dit, en d’autres termes, que les hommes ne veulent pas être solitaires, ils s’associent, ils fondent une société, mais ils cherchent concomitamment, une fois associés, à se séparer les uns des autres. La nature de l’homme, qui est d’avoir une « inclination à s’associer » pour développer ses dispositions, coexiste avec une tendance à se « singulariser », à s’isoler, car « il rencontre en même temps en lui-même ce caractère insociable qu’il a de vouloir tout diriger seulement selon son point de vue ».  Il s’attend donc, dans son association, à des résistances, tout comme lui résistera.

Il n’est rien si dissociable et sociable que l’Homme, l’un par son vice, l’autre par sa nature.

Montaigne, Essais

La nature de l’homme est contradictoire. L’égoïsme individuel, qui le pousse à rechercher son intérêt (voir l’idée de division du travail par Smith, fondée sur la propension naturelle des hommes à échanger pour poursuivre leurs intérêts), et donc s’associer aux autres, est, en même temps, à l’origine de sa tendance à résister aux autres, qui empiètent sur ses désirs.

Kant intervient ici dans un vieux débat, qui oppose l’idée d’une sociabilité naturelle de l’homme (« l’homme est animal politique » d’Aristote, ou le « remarquable désir de compagnie » chez Hume) aux penseurs de l’état de nature (état présocial de l’homme, vu comme une « guerre de tous contre tous » par Hobbes). L’idée d’insociable sociabilité fait œuvre de synthèse. 

Le bienfait paradoxal de l’insociable sociabilité

Paradoxe cependant, et originalité de sa pensée, l’insociable sociabilité peut être considéré comme un moyen utilisé par la nature pour développer toutes les dispositions de l’homme. En effet, la résistance qu’il rencontre en société éveille ses forces, le pousse à surmonter sa paresse et « sous l’impulsion de l’ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu’il supporte peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer ». La nature, par le jeu réciproque des égoïsmes individuels, fait naître une compétition, ou un conflit, qui sort l’homme d’un état brut vers la culture, c’est-à-dire le développement des talents, la formation du goût, la progression des lumières et la possibilité d’une moralisation.

Kant illustre son propos par une parabole sur les arbres d’une forêt : 

Ainsi, dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres poussent rabougris, tordus et courbés.

Hors d’un sommeil animal vide de sens

Sans les qualités d’insociabilité au sein de la société, nous vivrions, selon la métaphore de Kant, une existence idyllique de « bergers d’Arcadie ». Cette région de Grèce antique était considérée comme paisible et heureuse. Une existence de bergers d’Arcadie, c’est une existence animale, sans progrès de la culture humaine, dans un état de concorde parfaite, c’est-à-dire sans rivalité, sans antagonisme, sans conflit : 

[…] les hommes, doux comme des agneaux qu’ils font paître, n’accorderaient guère plus de valeur à leur existence que n’en a leur bétail […]

Kant remercie donc la nature d’avoir arraché l’homme à cette torpeur dans laquelle ses qualités seraient restées à l’état de germes. Le conflit des égoïsmes, qui semble mauvais de prime abord, fait de nos existences des existences proprement humaines : il permet de développer des dispositions que seuls les êtres de raison, les hommes, peuvent développer, et qui lui permet d’atteindre sa véritable félicité, qui n’est pas le simple bien être, mais « l’estime raisonnable de soi », le fait de se rendre digne d’être heureux. La raison est cette capacité à produire des connaissances en dehors de la connaissance sensible. Or, l’animal est enfermé dans la sensation et dans l’instinct.

La nature a en outre jeté l’homme en dehors d’une existence vide de sens. Le développement de ses dispositions a une finalité, un but. Il est tourné vers un progrès, dont on peut faire l’histoire. L’homme se réalise dans l’histoire par la société. Il faudrait penser, dans le cas contraire, que la nature nous a donné ces capacités en vain. Or, selon la Iere proposition, « toutes dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se déployer un jour de façon exhaustive et finale ».

Le dessein de la nature

Le « dessein suprême de la nature » selon le mot de Kant, le but que nous a donné la nature, qui confère à l’existence humaine une signification téléologique (c’est-à-dire qu’elle a une finalité), est que l‘humanité se donne un droit, c’est-à-dire qu’elle se soumette à des lois communes. L’insociable sociabilité est la genèse du droit. Selon la Ve proposition de l’opuscule : « le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, est d’atteindre une société civile administrant universellement le droit. » (⇒ universellement, car moralement : le droit est administré universellement, c’est-à-dire selon des lois morales qui peuvent avoir une valeur universelle)

La liberté sans frein à laquelle tient l’homme l’enferme en même temps dans un état de « détresse » engendré par le conflit des égoïsmes (il ne peuvent pas « subsister longtemps les uns à côté des uns à l’état de liberté sauvage« ), ce qui mène à l’encadrement de la liberté par des lois extérieures (des lois juridiques), dont l’horizon est la réalisation d’une constitution civile (réglée par le droit). Le jeu des égoïsmes individuels produit le déploiement de son contraire, une association civile, « enclos » selon le mot de Kant qui peut produire ses meilleurs effets. 

Vers la Société des nations

L’insociable sociabilité se retrouve aussi dans les relations entre États. Leur insociabilité se manifeste principalement par la guerre, qui menace la civilisation de destruction. Cependant, en même temps qu’ils se font la guerre, les États enrichissent la qualité de leurs relations (par la diplomatie ou le commerce), travail, laborieux et lent, dont l’horizon suprême est la constitution d’une association d’États, une Société des nations (une fédération d’État qui contrôle l’antagonisme interétatique, idée développée dans Vers la paix perpétuelle [1795]) : « une communauté complète, pacifique, sinon encore amicale de tous les peuples de la Terre […] » (Doctrine du droit, § 62). L’humanité se dote d’un droit cosmopolitique (droit qui s’applique universellement à tous les peuples pour le commerce), c’est-à-dire d’un droit s’appliquant réciproquement à toutes les nations et à leurs citoyens, destiné à assurer la paix

Ainsi, la finalité vers laquelle progresse le détail (chaque société vers la réalisation d’une constitution) a son pendant dans l’ensemble (l’ensemble des sociétés vers la réalisation de la société des nations). La réalisation du plan caché de la nature, ne peut être accomplie sans cette ultime visée. Tant que les États consacrent l’essentiel de leurs forces à leurs ambitions expansionnistes, ils brident la formation interne de leurs citoyens.

Le statut de l’insociable sociabilité

Ce progrès de l’homme vers la réalisation du plan caché de la nature ne se fait pas au niveau de l’individu, mais au niveau de l’espèce. L’avènement d’un cadre légal parfait est la tâche la « plus difficile de toutes« , et semble même impossible en raison de l’égoïsme congénital de l’homme : « le bois dont l’homme est fait est si courbe qu’on ne peut rien y tailler de bien droit » (VIe proposition). On ne peut peut-être que s’approcher de la destination finale de l’humanité : il n’y a pas d’achèvement de l’histoire

En réalité, il faut lire les propositions de Kant comme des idées, c’est-à-dire des objets de la raison qui n’ont pas de réalité dans l’expérience, même s’ils restent possibles. Devant le chaos que donne à voir l’histoire humaine, Kant propose un « fil régulateur« , une hypothèse, pour donner une à histoire, en faire un système (ce qui donne une unité au devenir humain) et pour lui donner un but. Ce but, cette finalité, n’est pas une vérité, mais elle donne une justification en retour aux actions qui tendent à discipline l’égoïsme individuel, c’est-à-dire les actions morale : pourquoi agir moralement si l’on ne peut pas rendre le monde meilleur ? Kant propose un « point de vue« , une conversion du regard, une espérance en l’espèce humaine, qui lui permet de lire son histoire selon un ordre. 

Une communauté libérale ?

En attendant se pose la question concrète de la coexistence en communauté de ces hommes sociables et insociables à la fois. Ce n’est pas une communauté sans maître, car Kant en introduit la nécessité d’un maître dans la VIe proposition, née des abus par l’homme de sa liberté au détriment des autres. Un maître juste, mais qui la volonté particulière de l’homme « et le force à obéir à une volonté universellement valable, afin que chacun puisse être libre ». Ce maître une communauté que l’on peut donc penser comme libérale. En effet, la plus grande liberté laissée à ses membres permet de faire jouer au maximum le conflit des égoïsmes, favorisant par là d’autant plus le développement des facultés.

Une conception mécaniste de l’histoire ? 

La souveraineté conférée à la nature par Kant sur le destin de l’homme semble trahir, d’un point de vue, une conception mécaniste de l’histoire. La nature sait mieux que nous-mêmes ce qui est bon pour nous : « L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre sans efforts et à son aise, mais la nature veut qu’il soit obligé de sortir de son indolence et de sa frugalité inactive pour se jeter dans le travail et dans les peines […] » (IV proposition)

Cette conception ne laisse pas plus de liberté à l’homme qu’à un objet sur lequel agit le jeu de forces centrifuges et centripètes de l’insociable sociabilité (sur le modèle de la physique de Newton, qui a influencé Kant). La discipline des égoïsmes individuels à laquelle elle aboutit n’est pas le fruit d’une contrainte volontaire de l’homme sur lui-même : le droit naît d’un « accord pathologiquement extorqué » (pathologique renvoie à ce qui découle des inclinations sensibles) selon le mot de Kant. L’humanité progresse malgré elle vers sa finalité. 

Cependant, la VIe proposition, en introduisant le besoin du maître, relativise cette conception. La réalisation du dessin caché de la nature dépend, d’un autre point de vue, de l’intervention active de l’homme.

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